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l’oreille, au milieu des festins et des fêtes, de terribles secrets. »

Le dernier grand bal auquel j’ai assisté, était celui de l’Ambassade d’Allemagne. En entrant dans ces salons ornés et surchargés de dorures, de marbres précieux et de bronzes et présentant le spécimen le plus fastueux du plus détestable goût berlinois, je ne pouvais certes m’imaginer que moins de six mois plus tard, une foule furieuse et hurlante y ferait irruption, casserait et briserait toute cette luxueuse installation, maculerait de sang ces parquets si bien cirés et détruirait jusqu’aux revêtements du palais désormais maudit.


J’allai, bien entendu, voir M. Kokovtzoff que je trouvai encore plus sombre qu’à notre dernière entrevue à Paris. D’ailleurs en ce moment les questions de politique extérieure étaient reléguées, — momentanément du moins, — au second plan par la question brûlante des monopoles d’eau-de-vie soulevée au sein du Conseil de l’Empire par le comte Witte, dans le dessein évident d’amener la chute de Kokovtzoff et, — qui sait ? — d’obtenir peut-être sa succession. A côté de toutes ses sérieuses et respectables qualités de jugement et d’intelligence, Kokovtzoff ne possédait pas la souplesse et le sens subtil des luttes parlementaires ; il était trop droit, trop d’une pièce et peut-être aussi trop susceptible pour ce jeu de bascule. Il aurait dû adresser au comte Witte l’insidieuse question : par quoi l’ancien ministre des finances voudrait-il voir remplacer dans le budget, le revenu du monopole des eaux-de-vie, lui qui avait été l’auteur de ce monopole et qui, à l’instar de tous ses prédécesseurs, avait fondé le tiers du budget de l’Empire sur le revenu fourni par l’ivrognerie du peuple ? Au lieu de cela, Kokovtzoff se mit à défendre le système du monopole et se fit par là du tort dans l’opinion publique tout comme dans l’esprit de l’Empereur lequel, à cette époque, avait déjà pris la ferme résolution, — hélas ! beaucoup trop tardive, — de mettre fin à l’affreuse maladie de la Russie, l’alcoolisme de tout un peuple. Quelques jours plus tard, Kokovtzoff dut quitter les postes de président du Conseil et de Ministre des Finances. Il reçut en partant le titre de comte et une somme de trois cent mille roubles, gratification qu’il s’empressa néanmoins de décliner catégoriquement malgré l’absence presque complète de fortune