Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrivait souvent, il entremêlait son discours de mots et d’expressions russes ; ces expressions étaient généralement bien trouvées et correctement employées, mais avec une prononciation tout à fait étrangère. « Moi j’ai lu attentivement ce vilain livre et j’ai été glouboko vosmouchten [1]. Je l’ai donné à lire à mon fils et il vous dira son impression, » continua-t-il en se tournant du côté de Boris. Celui-ci, avec une expression de parfaite obéissance sur le visage, se souleva à demi sur son siège et, s’adressant à moi, balbutia : « Oui, Monsieur le Ministre, moi aussi j’ai été glouboko vosmouchten. » — « Je crois que vous connaissiez très bien ce monsieur ? » continua le Roi en se tournant de nouveau vers moi. Je compris que le Roi voulait faire semblant de croire que le pamphlet en question avait été inspiré par moi. Je répondis du tac au tac et de mon ton le plus tranchant que je ne connaissais pas ce correspondant ; que j’avais refusé dans le temps de le recevoir et qu’il avait publié contre moi aussi quelque chose d’injurieux, « fait que Sa Majesté, qui sait tout, ne pouvait pas manquer de savoir. » — C’était la pure vérité. J’avais effectivement refusé ma porte à ce personnage qui était arrivé à Sofia lors de la mobilisation et qui avait envoyé à sa gazette des télégrammes absurdes, injurieux pour le Gouvernement bulgare et malveillants pour la légation de Russie. Il faut cependant remarquer qu’un de mes sous-ordres secondaires, individu essentiellement méprisable et intrigant, s’était permis de présenter ce journaliste, à mon insu, à Danev et lui avait probablement fourni quelques détails sur la Cour de Sofia, détails qu’il avait pu puiser lui-même dans son intimité avec la domesticité du Palais. Ce même individu espionnait ses chefs, — les ministres de Russie, — pour le compte du roi Ferdinand.

Ma réponse ayant coupé court au chapitre du correspondant et du pamphlet, Ferdinand mit la conversation sur le terrain politique et commença à m’adresser sur un ton d’amère ironie des questions sur les intentions ultérieures de la Russie à l’égard des stipulations du traité de Bucarest. « Qu’a-t-on décidé chez vous au sujet de Kavala ? Quoi au sujet de la rive gauche du Vardir ? » et comment concilier notre abandon manifeste de la Bulgarie avec le télégramme dans lequel, au nom de

  1. Profondément indigné.