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Palais vint apporter un bulletin qui annulait l’invitation, pour cause d’indisposition de Sa Majesté l’Impératrice.

Peu à peu je fus initié à tous les racontars de Yalta et de Livadia, et voici ce que j’appris.

Cette année l’Empereur et sa famille jouissaient beaucoup de leur séjour en Grimée. Tous se portaient bien. On jouait au tennis, on montait à cheval, et les samedis la jeunesse dansait. Un instant seulement cette vie heureuse fut assombrie par la mort presque subite de Déduline, » général du jour » [1] auprès de Sa Majesté l’Empereur. C’était un brave et honnête homme, ne se distinguant pas par des capacités hors ligne, mais qui n’avait jamais abusé de sa position, grâce à laquelle il était constamment rapproché de la personne du souverain. On le pleura sincèrement ; on versa quelques larmes à ses funérailles, célébrées avec toute la pompe militaire doublée de celle des cours ; mais on se consola assez vite et l’on avait déjà désigné le successeur...

Le lecteur se rappelle le charmant récit d’Edmond About intitulé : l’Homme à l’oreille cassée. Je m’en suis souvenu chaque fois que je me suis trouvé en présence du brave général Doumbadzé, gouverneur militaire depuis 1906 de la ville de Yalta et de ses environs, c’est-à-dire, gardien et garant principal de la sécurité de l’Empereur et de sa famille pendant leurs fréquents séjours à Livadia. Seulement, dans le cas de Doumbadzé, le vieux sorcier allemand avait opéré non pas sur un colonel de la Grande-Armée de Napoléon, mais sur un jeune lieutenant des vaillantes troupes caucasiennes des temps de guerre de montagne des années trente et quarante, épopée qui a été décrite par les plus grands écrivains russes (Pouchkine, Lermontoff, Tolstoï). Géorgien d’origine, d’un courage brillant, d’une honnêteté à toute épreuve, dévoué au Tsar et à l’honneur militaire jusqu’à la folie, mais en même temps très peu cultivé et ne reconnaissant aucun frein ni aucune limite à son arbitraire, — sauf sa conscience, — ce curieux spécimen d’une époque qui semblait si lointaine, attirait l’attention particulière de l’opinion publique et de la presse russe. On racontait des histoires tout à fait extraordinaires sur ses incartades administratives qui rappelaient le bon vieux temps du khalifat de

  1. Je n’ai jamais pu comprendre en quoi consistaient, les attributions du « général du jour, » — terme barbare de survivance prussienne. Au fond, je crois qu’il n’avait aucune fonction bien définie, ce qui faisait qu’on le mêlait à tout.