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Tandis que les belles Tlemceniennes causaient, rivalisaient de grâce frivole, elle s’était tenue a l’écart. Personne n’avait pris garde à elle. Dans les yeux noirs de la Bédouine avaient passé des ondes de tristesse, que corrigeaient aussitôt des éclairs de haine impuissante. Aïcha souffrait depuis longtemps du mépris de tous. Sa douleur se creusait surtout lorsque ces femmes arrivaient à la fontaine, se dandinant, jouant avec un bijou de cruche ciselée : dès qu’elles apercevaient la Fille du Condamné, elles faisaient tout un grand tour pour rejoindre leurs compagnes, et venaient passer à sa droite. La malheureuse enfant distinguait très bien le geste. Geste de suprême dédain, destiné à lui rappeler le sort qui lui était réservé dans la société musulmane. Aussi sentit-elle un poids lui glisser de dessus le cœur lorsqu’elle les vit s’éloigner les unes après les autres, et s’éparpiller parmi les arbres du ravin. Un soupir dégagea ses flancs qui suffoquaient :

— mon père, prononça-t-elle, que Dieu te pardonne dans ta tombe ton geste d’un instant de colère, et le malheur où tu nous engloutis, moi et ma mère !

De nouveaux petits cris montaient du ravin. Quelques femmes, attardées à caqueter au bas de la route, se disaient un dernier adieu, puis s’engageaient à toute allure sous les frondaisons. Le bruit de leur course diminuait rapidement sur la poussière des sentiers…

Aïcha, elle, n’était pas pressée. Elle n’avait aucun homme à attendre, ce soir, après la prière de l’Acha. Pas encore d’époux à quinze ans !… plus de père !… La vue du mâle qui rentre au logis ne raffermirait plus son cœur brûlé. Elle n’était pas pressée. Le petit gourbi n’avait rien d’attirant, avec ses murs de toub délabrés au milieu des aloès, ses nattes sales, ses outres poussiéreuses au plafond, ses yatagans rouillés le long des parois, avec la vieille mère, si accablée sous le poids des douleurs qu’elle en oubliait les heures du jour. Elle ne savait que contempler sa fille d’un œil hagard ; ses paupières baveuses se mettaient à trembler et elle soupirait : « Qui t’a souhaité ce retard à la maison de ta mère, qui ?… »

Dans le soir qui tombait, un poignant chagrin s’empara de la jeune esseulée. Elle avait posé un bras contre le dôme de la fontaine, incliné le front, et, fixant sa cruche qui commençait à s’emplir, elle se laissait aller à ses regrets…