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chefs socialistes de l’Europe, le premier à lancer un programme révolutionnaire absolu. Il joua un rôle de premier plan aux réunions de Zimmerwald et de Kienthal, qui eurent d’ailleurs peu de retentissement et un succès très médiocre. La revue, rédigée en russe, qu’il faisait paraître en Suisse, était pleine d’âpres invectives à l’adresse des socialistes « bourgeois » patriotes, et proclamait sans réserves qu’il était temps de déchaîner la guerre civile dans tous les pays.

Je ne sais si la voix de Lénine trouvait de l’écho en Europe, mais je puis affirmer qu’en Russie, personne, sauf peut-être quelques initiés du bolchévisme et quelques fonctionnaires du département de la police, n’avait, au cours des premières années de la guerre mondiale, la moindre idée de ce qu’était Lénine et de ce qu’il écrivait dans sa petite revue suisse. La seule et grande préoccupation de la Russie était la guerre. La direction de l’opinion publique indépendante appartenait au parti cadet (constitutionnel-démocrate) qui, dès le début, sous l’influence de Milioukoff, de Nabokoff, de Kokochkine prit, sans arrière-pensée, position pour la guerre.

Le gouvernement était peu populaire, sauf, peut-être, quelques exceptions, mais on lui faisait grâce de beaucoup de méfaits, du moment qu’il conduisait la guerre. Les difficultés de la lutte gigantesque, même les déboires de la première heure, ne découragèrent pas l’opinion qui restait fidèle à son programme. Le moral des troupes en était heureusement influencé. Les premiers contingents de l’armée, ceux qui périrent, étaient excellents. La masse des soldats, pleinement consciente, acceptait la formule de la guerre nécessaire, de la défense nationale ; ses défauts d’éducation politique et de culture générale étaient suppléés par la discipline, le courage, l’esprit d’abnégation, toutes les belles traditions de l’armée russe.

Cet état de choses subit une transformation radicale au cours de la guerre. L’opinion publique ne s’en aperçut presque pas au début, ou ne voulut pas s’en apercevoir, mais, à la lumière des événements qui se sont succédé depuis, l’évolution apparaît clairement.

Je signalerai les étapes les plus importantes. La grande retraite de Pologne et de Galicie de l’été 1915, nécessitée par le manque de munitions, amena la première crise : après des