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au mieux, il nous était permis de reprendre l’offensive aux premiers jours de l’été, c’était, cette poche de l’Aisne une nouvelle reconquête à faire, cette nouvelle voie ferrée de plus supprimée, une gêne si grande qu’elle en devenait angoissante.

La seule chose qui nous pût rassurer était la contenance que, dans les pays alliés, on avait opposée au « coup dans l’estomac, » suivant l’expression populaire, que nous avions reçu. Certes on avait été douloureusement surpris, ému jusqu’à l’effroi et le souci restait grand. Mais, Paris donnant l’exemple d’une belle vaillance, — parfois même un peu goguenarde, — devant la menace des armées ennemies, sous les obus des pièces à « colossale » portée et sous les bombes des avions multipliés, la France spécialement éprouvée, puis le monde des Alliés entendaient prendre l’affaire au sérieux, mais non au tragique. Le gouvernement français avait été admirable de fermeté en face du péril, à l’attitude qu’avait prise Georges Clemenceau, défendant contre les récriminations les grands chefs de guerre, refusant de laisser porter atteinte à leurs pouvoirs et à leurs desseins, on se rappelait ce que, dans notre enfance scolaire, on nous disait de ce Sénat romain venant féliciter le soldat un moment vaincu de « n’avoir pas désespéré de la République. » Ainsi l’homme d’État permettait-il aux hommes de guerre de réparer l’échec et de faire sortir de la défaite même la victoire qui suivrait. Mais un Clemenceau n’est fort lui-même que de la solidité d’une opinion publique dont quatre ans d’épreuves, loin de la lasser, ont exalté la vertu et, au premier chef, la confiance dans la victoire finale.

Chose étrange, si les vaincus ne voyaient dans la défaite que raison de fortifier leur cœur, les vainqueurs — situation paradoxale — semblaient, eux, las jusqu’à la dépression. Après avoir été, deux jours, victoire sans pertes, la bataille de l’Aisne était promptement devenue pour les Allemands lutte terriblement meurtrière. Si, le 1er juin, on lit dans les lettres du front la triomphale mention : « Nous marchons tout droit sur Paris, » « Nous sommes juste dans la direction de Paris, » — et cela cent fois répété, d’autres lettres témoignent, dès le 3, le 4 et surtout après le 5, d’un découragement étonnant : « ... Mais les pertes, dit une lettre du 4, je préfère ne pas en parler ! Ceux qui n’y ont pas été ne peuvent porter un jugement ; vous fermeriez les yeux pour ne pas voir ces images qui crient vers