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Tout cela, par malheur, est indiqué, plutôt qu’écrit expressément dans les Mémoires de Ludendorff, lequel est aussi peu prodigue de confidences sur sa personne qu’on le voit porté à récriminer et à se plaindre du régime. Il circule dans tout son livre comme un esprit grondeur, un génie mécontent qui en fait l’atmosphère. Peut-être Ludendorff lui-même a-t-il tardé longtemps avant de s’apercevoir de tout ce qui le séparait de l’Allemagne moderne ; peut-être a-t-il fallu la guerre et ses expériences pour l’en convaincre tout à fait et pour lui montrer l’étendue de son isolement. C’est là, pour le lecteur étranger, le grand intérêt de ces Mémoires, intérêt par malheur presque entièrement sous-entendu, et qui ne se traduit guère, tout au long de ce gros volume, que par les récriminations fatigantes d’un esprit chagrin, qui voit brusquement s’effondrer l’objet de la foi de toute sa vie et qui assiste tout à coup à l’abaissement moral de toute l’Allemagne.


Essayons donc de nous représenter, d’après le peu qu’il nous en dit, l’existence de ce jeune garçon qui, au milieu de ce peuple gras, est encore de la race des maigres. Ce qui est curieux, c’est qu’il n’est nullement un junker, un hobereau. Il est de bonne famille bourgeoise, fils d’un petit commerçant de Posen, sans aucune alliance dans le monde militaire. Il est le premier des siens qui entre dans l’armée. Ses parents, « peu favorisés des biens de la fortune, » l’élèvent à la dure, à grand souci et à grand’peine, lui et cinq frères et sœurs. Ils lui lèguent comme héritage, avec leur pauvreté, l’amour de la patrie et la foi monarchiste, et cette idée bien arrêtée que « l’individu ne doit vivre que pour la famille et pour l’Etat. » Voilà ce jeune louveteau, formé par une morale Spartiate, qui entre dans l’armée et commence à y jouer des coudes. Gueux et orgueilleux, dans l’ennui des villes de garnison, à Wesel, à Wilhelmshaven, à Kiel, il se plonge la nuit dans les livres comme don Quichotte dans ses romans, approfondit l’histoire et la géographie, attiré avant tout par l’histoire militaire. Toutes ses impressions d’enfance, sa morale pessimiste et dure reposant sur le sacrifice de l’intérêt égoïste, sur le dédain de l’argent, sur la noblesse unique du dévouement à la patrie, se développent et se systématisent. Il se fanatise à froid et se