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une galerie des portraits de l’Allemagne contemporaine. Nous avons beau faire, nous ne parvenons pas à distinguer les personnages les uns des autres ; tous les chanceliers successifs, Bethmann, Michaëlis, Hertling, et les secrétaires Solf, Kühlmann et von Payer, sont des fantômes qui se confondent dans le dédain où l’auteur tient l’élément « civil. » Ce sont des ombres, — pour tout dire : des représentants de l’Allemagne « post-bismarkienne. » Il y a peut-être un peu plus de vie dans les personnages militaires. Toutefois, c’est tout juste si nous apprenons du maréchal von Hindenburg qu’il aimait la bonne chère et la cordialité à table. L’auteur nous assure que le Kronprinz « valait mieux que sa réputation ; les apparences lui faisaient du tort. » En ce qui concerne l’Empereur, il est plus discret encore. On n’a pourtant pas de peine à deviner qu’ils s’entendaient assez mal ensemble, et que leurs rapports, surtout dans la mauvaise fortune, ont dû être tendus. Ludendorff n’en dit pas plus long, et se garde de s’expliquer sur la cause véritable de cette mésintelligence. Mais à trois reprises, dans l’année 1918, on voit qu’il a été sur le point de donner sa démission. La scène du 26 octobre, au château de Bellevue, où l’Empereur le convoque pour lui signifier brutalement son congé, a été, nous dit-il, « la plus cruelle de sa vie. » Ce trait nous fait, par le contraste, songer avec quelque fierté à Louis XIV embrassant Villars après Denain. Les Allemands n’ont pas la « manière. » Mais Ludendorff ne juge pas. Il écrit simplement : « Je n’ai jamais eu la confiance intime de S. M. Nos natures sont trop différentes. » Lui aussi, l’Empereur n’est qu’un « post-bismarkien ! »

Il serait long d’expliquer ici ce que Ludendorff entend sous ce mot qui représente à ses yeux le véritable « péché » de l’Allemagne, la somme de toutes les fautes qu’elle paye de sa ruine. Il serait nécessaire, pour le faire comprendre, de remonter à plusieurs années dans le passé, presque aux commencements du règne de Guillaume II et de faire l’histoire de ce que les Allemands appellent le Neuer Kurs, autrement dit le « nouveau jeu » ou l’» orientation nouvelle, » c’est-à-dire cette politique d’expansion économique, de développement anormal de l’industrie et des affaires, d’impérialisme « pacifique » et de colonisation, où le commis-voyageur a remplacé le soldat, où la Hamburg-America et le Hamburg-Bagdad ont succédé aux