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rire. Nous l’appelions le « seigneur » avec une nuance marquée de considération.

Nous ne doutions pas que dans cette guerre l’Empereur n’était depuis longtemps qu’un personnage de parade, Hindenburg un fétiche, un simple croquemitaine, et que l’homme dangereux, le grand ressort de l’Allemagne était ce soldat redoutable, dont nous nous efforcions de percer le secret derrière l’impénétrable visage. Nous discutions ses coups, nous analysions ses manœuvres, nous calculions ses ressources. Quelle était l’histoire du célèbre quartier-maître général, de cet homme qu’on sentait au fond de toutes les décisions de nos ennemis ? Qui était ce soldat de fortune, obscur et inconnu à la veille de la guerre, élevé en deux ans à des rôles de plus en plus grands, jusqu’à devenir aujourd’hui, toujours dans la coulisse, l’Eminence grise et le véritable maître de l’Empire ? Qui était cet individu dont l’énergie et le talent avaient, deux ou trois fois de suite, rétabli les affaires et qui constituait à lui seul la force la plus considérable et la plus grande chance de l’Allemagne ? Ainsi nous cherchions à percer l’énigme de cette figure et à déchiffrer le secret de ce manque, fermé comme une porte de coffre-fort, tâchant de deviner les raisons de l’ascendant exercé par ce chef dont le nom revenait au bas de tous les ordres allemands : Ludendorff.

Nous ne connaissions sur lui, en dehors de quelques histoires de jeu, que son rôle dans l’affaire du crédit d’un milliard, qui fut un des symptômes de la guerre imminente, et qu’un petit écrit, composé évidemment sous son inspiration, relatant la prise de Liège en août 1914 : comment, à la tête de sa brigade, il était parvenu à forcer en moins de vingt-quatre heures les défenses de la place. Ludendorff, par ce coup d’audace, se classait comme exécutant au premier rang de cette guerre dont il avait, comme chef du bureau des opérations, si fort contribué à établir les plans. Il avait imprimé dès le début à la guerre ce caractère accéléré et comme foudroyant dont il savait mieux que personne qu’il était pour l’Allemagne une condition du succès, et qui devait jusqu’au bout rester la marque de ses entreprises. Nous savions ensuite que, pendant deux ans, il avait été l’âme de toutes les campagnes que l’innée allemande avait menées sur la Vistule. C’est encore lui qui, depuis deux ans, attaquant, attaqué, sur le front