Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/860

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il a traversées. Les Alsaciens-Lorrains ont toujours témoigné à la France une affection sincère, enthousiaste. Encore ont-ils vécu, pendant près d’un demi-siècle, en dehors de la vie française. Ils se défendaient avec un rare courage et une endurance remarquable contre l’emprise germanique. Celle-ci ne s’en est pas pas moins fait sentir à la longue, et dans les habitudes de tous les jours, et dans la formation intellectuelle, et surtout dans les pratiques et le langage de la vie publique.

La France est un pays unifié. Sans doute, les régionalistes y sont de plus en plus nombreux. Les provinces revendiquent une certaine autonomie dans le cadre de l’unité nationale. Il n’y aurait donc aucun inconvénient à faire en Alsace et en Lorraine une expérience, que les circonstances favoriseraient et dont d’autres régions françaises pourraient bénéficier.

Malheureusement bon nombre d’Alsaciens et de Lorrains ont de l’autonomie provinciale un concept qui dépasse de beaucoup les revendications coutumières. Je suis loin de leur en faire un reproche. Sous la domination allemande, nous n’avions pas d’autre ressource, pour nous défendre contre une absorption complète, que de développer les aspirations autonomistes, je dirais presque séparatistes, de notre population. C’est Charles Grad qui nous avait légué la devise : « L’Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains ! » Compris en son sens le plus restrictif, ce mot d’ordre créait (et la constitution de l’Empire se prêtait à cette création) une nationalité nouvelle, là où, auparavant, il n’y avait que les habitants de deux provinces françaises.

Nous avions fait ainsi naître un peuple. Ce peuple a cru à son existence propre et distincte de celle des nations voisines. Il est difficile aujourd’hui de lui enlever, d’un seul coup, cette « foi artificielle, » si je puis m’exprimer de la sorte. On y arrivera, et je suis assuré qu’il mettra la plus grande bonne volonté à s’affranchir de ses préjugés nationaux. Encore était-il nécessaire d’expliquer pourquoi la fusion s’opérera fatalement avec une certaine lenteur et pourquoi il serait imprudent de vouloir la précipiter.


Quand je fais remarquer à mes compatriotes, demeurés au pays, que dorénavant toute la France leur est ouverte, ils me répondent, avec une apparence de raison, qu’ils n’ont pas une