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Cette correspondance est précieuse pour la connaissance de Sainte-Beuve intime ; elle nous révèle chez lui une sensibilité qui l’accompagna jusqu’au seuil de la vieillesse ; Joseph Delorme n’était pas mort en lui. Aux approches de la soixantaine, il a conservé quelque chose des rêves et des désespérances romantiques. En pleine gloire, il est malheureux parce qu’il n’a pas trouvé l’équilibre intérieur. Sentimental, il a pratiqué le vagabondage du cœur et des sens sans jamais se fixer sur une affection ; épris de vie champêtre et paisible, il ne peut prendre sur lui de quitter Paris.

On a souvent accusé Sainte-Beuve de scepticisme foncier, on a prétendu que ses « phases religieuses, » étaient de pures expériences d’intellectuel. C’est là un jugement hâtif et superficiel. Dans ses diverses évolutions, il est sincère ; il serait trop heureux de se fixer, mais il ne le peut pas. Le défaut, chez lui, n’est pas le manque de sincérité, mais plutôt le manque de volonté. Par faiblesse il n’est jamais parvenu à étreindre les vérités entrevues ; par faiblesse et devant l’obsession de la gloire poétique, il a commis cet acte regrettable que fut l’impression du Livre d’amour. Par manque de décision, il n’a pas su s’arracher à des situations fausses, telles que ses rapports avec les Victor Hugo ou avec Mme d’Arbouville ; par absence d’énergie enfin et par crainte de rompre avec des habitudes invétérées, il ne met pas à exécution son rêve de vie retirée. Il n’a manqué qu’un peu de force de caractère à celui qui possédait à un si éminent degré la finesse du grand critique, la vivacité d’une large intelligence et le goût des délicates tendresses.


LOUIS-FRÉDÉRIC CHOISY.