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et d’un côté non catholique, la même insinuation, la même tentative de prédication ? Il y a de quoi faire réfléchir un philosophe. Je sais bien la différence ; vos vœux sont d’une âme tout individuelle, et il n’y a pas de communauté derrière. Mais, enfin, je vous aime mieux sans cette complication qui me parait une chose un peu acquise et qui ne se produisait pas aussi à nu dans nos précédentes relations. Soyez vous-même, telle que je vous ai connue, avec le sentiment religieux qui convient à votre nature, mais qui peut-être ne convient pas à toutes au même degré. Je ne voudrais rien diminuer chez ceux qui croient ; mais pourquoi cette ingérence, — tant de ma cousine de Boulogne-sur-mer, ultra-catholique et ultramontaine, — et de ma douce et intérieure amie, calviniste ou pauliste de Genève ? Voilà ma vengeance, elle est dans le rapprochement [1]. »

Mlle Couriard lui écrivit pour s’excuser ou s’expliquer. Sainte-Beuve répondit par ce billet : « A la bonne heure ! Je vous remercie de votre petit mot amical et de ne pas vous être formalisée de mes rudesses. Croyez que je n’en ai pas écrit autant à ma cousine. » Le ton, cette fois, est amical, mais ce n’en est pas moins le dernier message. Sainte-Beuve vivra encore vingt mois, et aucune lettre ne sera plus échangée entre les deux amis. C’est une séparation à l’amiable. Depuis longtemps le charme était rompu.

Aussi bien, une intimité prolongée paraissait impossible.

Dès l’origine des obstacles considérables, quoique non apparents, les séparaient. Sainte-Beuve, dans les quinze dernières années de sa vie, penche de plus en plus vers la libre pensée, tandis que Mlle Couriard s’attache toujours plus fortement à sa religion. Un malentendu tacite pesait sur leurs rapports. Il est difficile parfois d’interpréter la pensée de Sainte-Beuve exprimée sous une forme si discrète, si voilée ; nous pensons toutefois qu’il avait plus ou moins entretenu l’espoir de se faire aimer de sa correspondante ; de son côté, Adèle Couriard, honorée de son intimité avec le grand écrivain, se flattait d’exercer sur lui une influence religieuse. Après plusieurs années de rapports épistolaires, l’un et l’autre s’aperçurent de leur illusion réciproque : ils se séparèrent simplement et sans éclat [2].

  1. 24 janvier 1858.
  2. Adèle Couriard mourut à Genève le 8 juin 1918. Ses dernières années furent marquées par un rayonnement de bonté et par une vitalité d’esprit qui attiraient autour d’elle un cercle nombreux d’amis des deux sexes et de tout âge.