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Lorsque, après vingt-cinq ans de travail, il a enfin terminé son Port-Royal, il s’écrie : « Je suis libre maintenant pour le rien, pour le néant, pour le sommeil. J’aime le sommeil, je le désire, comme d’autres aiment la veille et le réveil. » (19 juillet 1859.) Ses instincts de poète protestent contre l’asservissement du métier de critique. Il est harassé par le surmenage auquel le contraignent les Causeries du Lundi. « J’ai été et je suis surchargé d’occupations, et dans une fatigue nerveuse qui ne me quitte presque pas [1]. »

Adèle Couriard a le don de réveiller en lui la veine poétique. Certains passages de ses lettres sont même, nous semble-t-il, d’une émotion et d’une fraîcheur d’expression que n’avaient pas toujours les vers de sa jeunesse. Le souvenir du lac Léman au bord duquel il a vécu quelques mois lui reste très doux, il y fait des allusions continuelles, il l’appelle mon lac.

« J’ai vu souvent ce Lac tel que vous me le décrivez, avec ses belles duretés, parfois avec ses mollesses, avec ses teintes presque italiennes, et tantôt aussi, vers l’extrémité, avec ses froideurs et ses sombreurs presque norwégiennes et islandaises. Il y a de tout selon les saisons et les heures, et selon les cœurs aussi de ceux qui contemplent. Je l’ai contemplé durant toute une année (il y a vingt ans) en exilé volontaire, en banni de l’amour, avec un cœur qui passait par toutes les nuances du sentiment, le plus souvent avec mélancolie et amertume, quelquefois aussi avec des éclaircies et des rayons d’espérance. Le miroir de mon âme n’est plus assez net, je le crains, pour accueillir et réfléchir tant d’aspects divers. Que vous dirai-je ? chère Mademoiselle, je vis comme un homme qui va reprendre un joug de lourde besogne auquel il n’est guère propre et contre lequel protestent tout bas les anciens goûts mal assoupis, et ses fatigues réelles trop présentes. Les années qui me restent sont trop peu nombreuses pour ne pas devoir être employées, ce me semble, à des études et à des productions de mon choix, et je m’en vois éloigné, moi poète dans le cœur, rêveur obstiné, et qui mourrai dans l’impénitence littéraire finale [2]. »

Sainte-Beuve se souvenait d’avoir admiré Wordsworth et de s’en être inspiré. Tout au fond du cœur, le critique contraint

  1. 1er février 1860.
  2. 24 octobre 1858.