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Il faut insister sur un dernier trait essentiel. De toutes les leçons que nous a léguées Sainte-Beuve, il n’en est pas dont la critique contemporaine puisse mieux faire son profit. Ce merveilleux lettré, cet esprit encyclopédique était un moraliste. Ses vastes lectures, ses recherches dans les directions les plus opposées, ses subtiles et minutieuses enquêtes avaient toutes un lointain objet : mieux connaître cette réalité infiniment complexe et changeante qui s’appelle l’âme humaine. Chaque étude nouvelle lui apparaissait comme un nouveau problème psychologique à déchiffrer. Il a fait poser devant lui un nombre incalculable de personnages, pour essayer de leur dérober le secret de leur être intime. Et il a porté dans ses observations une curiosité si passionnée et une sympathie si fervente, qu’il a fini par comprendre, et presque par épouser, des sentiments auxquels il était, par nature, assez réfractaire. Car Sainte-Beuve se vante — ou plutôt il se calomnie, — quand, vers la fin de sa vie, il déclare, — à Hortense Allard, — que ses expériences religieuse, d’autrefois n’étaient pour lui qu’ » un moyen d’arriver aux belles, » et, quand il les réduit à « un peu de mythologie chrétienne. » Mais enfin, il est certain qu’il n’avait point l’âme naturellement religieuse. Il n’en a pas moins écrit Port-Royal, où il porte si loin l’intelligence attendrie des choses mystiques que lui, l’homme des « coteaux modérés » et du bon sens réaliste et voluptueux, il a su parler de Pascal en termes dignes de cette âme escarpée et sublime. Dira-t-on qu’il n’a pu soutenir jusqu’au bout la gageure ? Et en effet, les dernières pages et certaines notes du Port-Royal sont d’un tout autre ton. Mais, dans la suite, à plus d’une reprise, quand il lui arrive de toucher à certains sujets, particulièrement délicats pour l’incroyant qu’il est devenu, il le fait avec infiniment de tact et de respect. Je sais un évêque français dont la vocation sacerdotale a été sinon déterminée, tout au moins « cristallisée » par la lecture du délicieux article de Sainte-Beuve sur l’abbé Gerbet Le Sainte-Beuve des Lundis apologiste et convertisseur ! il faut convenir que voilà un assez beau cas de dédoublement moral.

Au sortir de son cours de Lausanne sur Port-Royal, Sainte-Beuve écrivait à Victor Pavie : « Hélas ! il est trop certain que si ce cours ne me fait pas de bien, il me fera grand mal. On ne