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le dépit qu’on éprouve quand on voit un nouveau nom désignant une ancienne rue accoutumée ; mais la rue est la même, et cela suffit. Il ne pense qu’à la joie de ses yeux, sans plus.

Ce passant est légion. C’est le jeune Millet, courant, dès son arrivée à Paris, dans la direction où il croit qu’est le Louvre, n’osant pas demander son chemin, « de peur de se faire moquer de lui, » se perdant plusieurs jours, arrivant enfin au but de ses rêves et se plongeant dans des contemplations infinies. C’est le jeune Géricault, se jetant à corps perdu dans l’imitation des grands maîtres, de tous, sans distinction d’écoles, de quarante à la fois, depuis Rubens jusqu’à Velasquez, depuis Raphaël jusqu’à Rembrandt. C’est le jeune Rodin, encore enfant, s’échappant, toutes les fois qu’il peut, pour entrer au Louvre, se repaître de beauté et s’exalter.

Or, cette beauté nourricière d’âmes, consolante ou inspiratrice d’artistes, à quoi tient-elle ? A une classification savante, qui groupe ensemble tous les aspects semblables, par écoles, et qui les sépare des aspects d’Art différents ? En aucune façon. Un paysage est-il plus beau, s’il est fait tout entier du même sol, des mêmes arbres, des mêmes eaux, ou s’il en réunit de dissemblables et de contrastés ? Le Salon Carré était un ensemble de beautés dissemblables. Mais cela ne veut pas dire qu’il fût inharmonieux. Cet ensemble s’était formé, peu à peu, d’essences très différentes, comme se forme un bois, une forêt d’un terrain propice, au gré des semences apportées par le vent ou l’oiseau qui passe et des eaux souterraines. Formé artificiellement, c’est vrai, — car qui dit : musée, dit : artifice, — mais avec le temps cet ensemble, dû au hasard, s’était unifié et fondu dans l’esprit des visiteurs, dans une même admiration et un même souvenir. Le temps, la tradition passée d’une génération à l’autre, l’accoutumance de la pensée et de la mémoire visuelle donnent aux choses primitivement séparées ce « lien où nos cœurs sont liés, » que connaissent bien les moindres des esprits enthousiastes et qui n’échappe qu’aux archéologues. Telle est une forêt. Tel était le Salon Carré.

Arrivent les gens logiques : « Qu’est-ce que c’est que ce désordre ? Tous les chênes d’un côté ! Tous les bouleaux de l’autre ! Que fait ce pin parasol parmi les oliviers ? Tout ce qui est tors, ici I tout ce qui est droit, là ! Les arbres à feuilles persistantes formeront un massif ; les arbres à feuilles éphémères