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prétendus poètes, les Homère, les Turold, ce ne sont, à un moment donné, que les scribes ou les secrétaires du peuple poète.

Ces Homère et autres Turold, on les remercie mal d’avoir au moins transmis l’œuvre du prodigieux poète le peuple : généralement, on les accuse d’avoir dénaturé, rapetissé, avili enfin l’œuvre dont ils sont les médiocres interprètes, l’œuvre qu’ils ne comprenaient pas. Ils ne la comprenaient pas ; c’est tout naturel : l’individu, qui écoute la dictée formidable de l’humanité, s’embrouille.

Alors, on suppose, on invente et l’on admire, derrière les poèmes écrits du moyen âge, une incroyable floraison de poésie ; derrière nos chansons de geste, on suppose, on invente et l’on admire des cantilènes innombrables, des chants épiques et lyriques, toute une « épopée primitive, » mais dont il ne reste absolument rien, pas une trace et non pas même un souvenir. Le Roman de Renard est, en son genre, une épopée : l’épopée du monde animal ; on suppose, on invente et l’on admire, derrière le Roman de Renard, une quantité souveraine de contes relatifs à tous les animaux de la création. Les prétendus auteurs du Roman de Renard ou des romans de Renard, Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, qu’importe ? ne sont que les rédacteurs, les scribes. Le poète, ce fut l’auteur des contes anonymes : ce fut le peuple. Et la muse était la forêt, la prairie ; la muse était, pour mieux parler, la Nature.

Cette théorie vient d’Allemagne. Elle en vient par Wolf et par Grimm. Et elle a tous les caractères, notamment la grandiose niaiserie, des systèmes qui se fabriquent en Allemagne. Elle sacrifie l’humble vérité à une idéologie vaste. Et puis, les érudits allemands l’ont employée au service de la Germanie. Elle leur a permis de faire, dans notre littérature ancienne, quelques annexions très avantageuses.

Par exemple, la Chanson de Roland, telle que Turold l’a copiée, ou l’a rédigée, ou l’a composée telle que nous l’avons sous les yeux, c’est un poème de chez nous : un Franc de France y glorifie la douce France. Mais, si la Chanson de Roland n’est que la forme tardive et arrangée d’une épopée lointaine, qui durait depuis des siècles, chantée longtemps avant d’avoir été jamais écrite, on observera tout ce qui reste, en ce dernier poème, de ses poignantes origines ; l’on y verra une idée de la guerre, une idée de la royauté, une idée de la féodalité, une idée du droit et une idée de la femme, qui sont, — regardez bien ! — des idées germaniques. Et l’on définira la Chanson de Roland l’esprit germanique sous une forme romane. » Aussitôt, le tour est