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des gens de lettres. Les livres, au moyen âge, se faisaient, pour ainsi parler, tout seuls : comme l’Iliade ou l’Odyssée. Vous n’ignorez pas qu’Homère n’a point existé : la jeune Grèce, animée de poésie, chan- tait ; ce qu’elle chanta, ce furent l’Iliade et l’Odyssée. Quant au scribe auquel on doit la conservation de ces poèmes, vous n’allez pas considérer ce garçon comme l’auteur de ces poèmes : l’auteur, c’est la foule. Au moyen âge également, l’auteur, c’est la foule. Voilà, en peu de mots, l’erreur principale et qui, à l’origine, est une erreur allemande. Lisez Wolf sur les poèmes homériques : les formules de Wolf ont été depuis lors étendues à l’épopée universelle. Jacob Grimm reprend les idées de Wolf ; il écrit : « C’est le peuple entier qui crée l’épopée. Il est nécessaire que toute épopée se compose elle-même et ne soit écrite par aucun poète. » Il serait absurde... il est nécessaire... : on remarquera le dogmatisme de ces théoriciens, leur assurance catégorique ; et la singularité de leur théorie, selon laquelle un poème se fait sans nulle intervention d’un poète. Ces théoriciens ont l’air de se moquer du monde, avec tant d’aplomb que d’abord on se demande s’il faut rire ou se fâcher. Il ne faut pas rire.

Mais il y a des poètes français du moyen âge : on sait leurs noms et leurs poèmes. En admettant même que Turold ne soit pas l’auteur de la Chanson de Roland, d’autres chansons de geste sont bel et bien signées. Les disciples de Wolf et de Grimm réduisent à si peu de chose l’initiative de ces poètes qu’autant dire ils suppriment les poètes. En doutez-vous ? Lisez Renan qui, dans ses Cahiers de jeunesse, note à merveille les opinions florissantes : « On ne songe pas assez qu’en tout cela l’homme est peu de chose, et l’humanité est tout... » Je vois bien ce cheval, disait Aristote ; mais, la chevaléité, je ne la vois pas : nos philosophes ne voulaient pas voir l’homme et croyaient voir l’humanité ; imprudemment, ils immolaient le poète à la poésie... Renan continue : « Et les auteurs des fragments légendaires, ils sont presque toujours inconnus. Ah ! que cela est significatif ! Les érudits regrettent beaucoup qu’on ne sache pas leur nom en toutes lettres et syllabes, leur pays, leur condition, s’ils étaient mariés ou non, riches ou pauvres, etc. En vérité, j’en serais fâché, parce qu’alors on dirait très positivement l’Iliade d’Homère, le Roland de Turold, etc... Alors, on attribuerait ces poèmes à un homme, et cet homme y a été pour si peu ! Ce serait une fausseté historique. C’est l’esprit de la nation, son génie, si l’on veut, qui est le véritable auteur. Le poète n’est que l’écho harmonieux, je dirais presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple. » Le vrai poète, c’est le peuple. Et ces