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l’artiste se plaît à obtenir les effets de recul et de lointain, à créer l’atmosphère et à nous faire voir les objets comme par le jeu compliqué d’une jumelle à prismes. Nous savons dès le début que nous quittons le domaine de la réalité pour entrer dans le plan du relatif, dans le monde des impressions et des faits reflétés à travers des organes plus sensibles que les nôtres. Ainsi l’auteur nous conduit doucement par la main et, avant de faire apparaître ses visions sur l’écran, dispose savamment les rideaux de la chambre noire.


L’histoire présente nous est donnée comme un fragment des souvenirs d’un certain « Monsieur George, » autrement dit le « jeune Ulysse, » hardi contrebandier de guerre, nous dit-on, sur les côtes d’Espagne, au temps de la dernière guerre carliste. Il n’est pas surprenant que M. Conrad, avec le tour d’esprit qui lui est particulier, ait fait choix d’un tel épisode ; au reste, les événements de l’histoire ne servent que de prétexte et de lointain décor et ne sont ici que le cadre à peine esquissé de l’aventure. Les souvenirs de « Monsieur George, » écrits apparemment pour une amie d’enfance, n’ont d’autre but, dit l’écrivain qui s’en fait l’éditeur, que d’éveiller « peut-être un peu de sympathie pour la jeunesse de l’auteur, au moment où il en revit les années disparues, au terme de son insignifiant séjour sur cette terre. » Ainsi, nous sommes avertis qu’il s’agit du dernier regard jeté par un vieillard sur les plus belles années de sa vie, regard chargé de cette magie que prennent au bord de la tombe les souvenirs du passé. Au surplus, nous ne saurons rien de ce « Monsieur George, » de ses origines ni de son pays, rien, sinon qu’il s’était fait connaître par une expédition assez audacieuse dans le golfe du Mexique, au moment où une rencontre, à Marseille, dans un café, un soir de carnaval, avec deux inconnus, vient le jeter en pleine conspiration carliste et lui faire éprouver, par la connaissance de dona Rita, les impressions les plus vives et les plus enchantées, et le plus douloureux des bonheurs de sa vie.

A la vérité, tout le roman ne consiste que dans la peinture de dona Rita, ou « Madame de Lastaola, » ainsi qu’elle est connue dans le monde légitimiste, et c’est elle qui forme à elle seule tout l’intérêt de l’action. Autour d’elle, les autres personnages