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dans son âpre château de Telouët, au delà des crêtes de l’Atlas, j’ai entendu résonner d’une façon bien étrange, au milieu de la neige et des siècles, les fausses notes d’un piano. Mais tout cela n’a pas empêché qu’entre toutes les mosquées de Marrakech où il pouvait avoir son tombeau, il ait choisi la plus lointaine, la plus secrète, la plus à l’écart des étrangers...

Lorsqu’au retour de l’enterrement, je rentrai enfin chez moi, j’aperçus dans une allée du jardin une vieille négresse qu’on employait d’ordinaire à tirer de l’eau du puits. Accroupie au-dessus d’un parterre en contre-bas, elle tenait des discours aux plantes qu’elle était chargée d’arroser. Puis, se redressant lentement, elle les exhortait de la main à s’élever de terre avec elle ; et comme si les plantes dociles obéissaient à ses incantations et que les tiges avec les fleurs étaient montées à la hauteur de sa bouche, quand elle fut tout à fait debout, elle leur envoya des baisers... Eut-elle alors le sentiment qu’il y avait quelqu’un derrière elle ? Elle se retourna, m’aperçut, et toute confuse d’avoir été surprise, elle s’en alla dans une allée voisine, emportant avec elle sa vieille âme bizarre — sa vieille âme inconnue faite à l’image, me sembla-t-il, du profond quartier secret que le puissant seigneur de l’Atlas avait choisi entre tous pour y passer l’éternité.


...Voilà déjà quelques semaines que j’ai quitté Marrakech. Bien souvent mon esprit s’en va vers sa place en folie, vers ses souks ombreux et brillants, vers ses palais et ses décombres. Je revois la plaine embrasée aux cailloux aveuglants, et les ravins brûlés où nous poursuivions vainement le sorcier de l’Ahansal, et le beau jeune homme mourant au milieu des tapis que tenaient à bras tendus les esclaves, et le Glaoui si noble et douloureux sous sa tente. Et toujours, à ces images se mêle le geste de la vieille accroupie dans le jardin, appelant à son aide les Génies de la terre pour faire pousser les fleurs et s’éviter de tirer des seaux d’eau... Pourquoi ce souvenir me revient-il ainsi chaque fois que je songe au Maroc ? Pourquoi ?... je ne saurais le dire. Pourquoi y a-t-il des bruits, des couleurs, des parfums, où de vastes nappes de passé sont mystérieusement enfermées, et qui soudain, en effleurant l’esprit, y ressuscitent par miracle le temps évanoui ?


JÉRÔME ET JEAN THARAUD.