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Ses yeux fins et songeurs n’ont pas l’air de savoir
Que de ses fermes mains l’une tient une épée,
Et l’autre laisse pendre une tête coupée
D’où sort un cri muet dans la barbe au poil noir.

Elle est pareille à la servante qui remonte
De la cave et qui suit son rêve et ne sait pas
De quels fardeaux dans l’ombre on a chargé ses bras ;
Et son beau front penché n’a ni fierté ni honte.

Pourtant elle sait bien ce que durent oser
Ses mains de matinale et sinistre ouvrière,
Et qu’elle se leva précédant la lumière
Pour égorger celui qui crut à son baiser.

Mais ses yeux assistaient, témoins involontaires,
A tout ce que son Dieu voulait qu’elle accomplît.
Son âme innocemment a contemplé le lit
Où l’amour et la mort confondaient leurs mystères.

Et maintenant que lasse elle marche au grand jour,
Lasse et seule à jamais entre toutes les Juives,
Son regard tendre et triste et ses lèvres pensives
Disent de quel néant sont la mort et l’amour.


Est-ce bien cela qu’Antonio Bazzi a voulu exprimer dans cette singulière Judith ? Certes, les Siennois ne l’ont pas comprise ainsi, et Hobard Cust, qui a fait un livre sur lui, exprime sans doute beaucoup mieux leur opinion quand il ne voit en elle qu’une allégorie : l’allégorie de l’Espérance qui sauve une ville assiégée ! Sienne, armée ou pacifique, fière de ses trophées ou succombant sous les ruines de son indépendance, n’a jamais été désabusée des joies de la vie ni du plaisir qui emportait sa petite Salomé. Le seul grand artiste qui en ait senti la vanité n’était qu’un fils d’adoption, un passant. Mais c’est peut-être parce qu’elle l’a rassasié de jouissances que son âme a touché le fond tranquille du désespoir.


ANDRÉ BELLESORT.