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les légions étaient nombreuses, elles résidaient dans des pays lointains, elles étaient rarement d’accord, et elles changeaient souvent d’avis dans leurs choix.

Comment aurait-on pu, autrement que par la guerre et par l’épée, décider entre des empereurs tous également légitimes ou illégitimes, puisqu’ils étaient choisis également par des légions, dont l’acclamation avait la même valeur légale ? Il s’ensuivit d’incessantes guerres civiles, acharnées et interminables : car il n’est aucun verdict de la force contre lequel on ne puisse recourir à la force, du moins aussi longtemps qu’une civilisation n’est pas totalement épuisée. Sans doute ce n’était pas la première fois, dans le monde antique, qu’un peuple restait comme suspendu dans le vide, après la chute des institutions qui l’avaient régi pendant des siècles. Mais, en général, les crises, bien que souvent ruineuses, avaient été circonscrites, parce que ces peuples étaient entourés d’États chez lesquels l’ordre légal n’était pas troublé, et où le pouvoir reposait sur un principe de légitimité solide. Le peuple en révolution pouvait toujours emprunter aux pays voisins ce principe de légitimité et le modèle des institutions qui reposaient sur lui pour rétablir tôt ou tard son gouvernement. Si, chez un peuple, l’anarchie durait assez longtemps pour inquiéter ses voisins, il s’en trouvait toujours un, prêt à lui imposer par la force l’ordre qu’il ne savait pas s’imposer lui-même. C’est pour cette raison que les guerres de l’antiquité sont si souvent liées aux révolutions intérieures qui troublaient les États.

Pour la première fois, au contraire, dans l’histoire du monde antique, au IIIe siècle de notre ère, un immense Empire se trouva sans aucun principe pour distinguer l’autorité légitime et l’usurpation violente, sans aucune institution politique assez forte pour imposer ce principe. Cet immense Empire, qui comprenait une partie de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, se trouvait par son étendue même à l’abri d’une intervention qui y eût rétabli l’ordre et imposé d’autres principes et d’autres institutions. Il ne pouvait en outre trouver nulle part un principe nouveau de légitimité et un modèle d’institutions, car au Nord, à l’Ouest, au Sud, il confinait à une barbarie turbulente ; à l’Est se trouvait bien le nouvel empire persan, qui n’était pas un État barbare, mais il était de fondation récente, à peine