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régime de terreur avait produit tous ses effets ; les cœurs étaient plus que jamais fidèles à la France, mais tous les Alsaciens en avaient été réduits à se servir de leur dialecte, quand il leur répugnait d’employer le « bon allemand. » Et pourtant, quand nos troupes pénétrèrent en Alsace, ceux d’entre nous qui avaient autrefois séjourné dans le pays, furent stupéfaits d’entendre par les rues une foule de gens parler notre langue : afin de mieux accueillir les soldats libérateurs, chacun faisait l’effort le plus touchant pour retrouver au fond de sa mémoire les dix mots dont il avait gardé le souvenir, et chacun les répétait à tout venant ; jamais, depuis 1870, on n’avait tant parlé français à Strasbourg, mais quel français !

Dans toutes les classes sociales on se mit alors fiévreusement à l’étude. Les livres et les journaux français affluèrent en Alsace. Partout s’organisèrent des cours du soir.

Quand l’Université fut rouverte, voici ce que constata un des maîtres de la Sorbonne, M. Lanson, venu à Strasbourg pour y occuper la chaire de littérature française : « Il apparut que les jeunes Alsaciens savaient, un certain nombre, le français, et, à peu près tous, du français. Ils étaient passablement rouillés... Mais ces jeunes gens avaient tout de même pris à l’école ou dans la famille un fonds de français qui reparut vite. A l’Université, comme dans toute la ville, le retour de notre langue fut rapide. Au début de janvier, on avait peine à faire jaillir quelques mots ; à la fin de mars, de tous côtés on entendait parler... Mais pour écrire, c’était une autre affaire. Les jeunes Alsaciens sont très embarrassés, se sentent gauches et n’osent pas : ils ont d’eux-mêmes une défiance qui leur ôte leurs moyens. J’ai fait l’expérience de proposer un sujet de dissertation de licence : quinze étudiants sur quarante m’ont remis une copie. Chez la plupart on sentait constamment l’allemand sous le français : la terminologie allemande, la syntaxe allemande, la dialectique allemande gouvernaient l’usage de notre langue [1]. »

Familiariser ces cerveaux avec les méthodes latines, les accoutumer à penser en français, ce sera la mission des instituteurs, des professeurs de lycée et d’université. Elle sera facile : causez avec quelques Alsaciens, vous reconnaîtrez bientôt que,

  1. G. Lanson, La Renaissance de l’Université française de Strasbourg. (Revue Universitaire, mai 1919.)