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Est-il un sort plus tragique que d’avoir possédé tout, d’avoir été aussi haut qu’un homme peut être, d’avoir détenu entre ses mains le bien et le mal, — et de n’avoir pu rien faire de tout cela, de n’avoir pas su être le guide que tout un pays tremblait du désir de suivre vers la lumière ! Dire qu’il commandait au bien comme au mal, n’est pas ici un vain mot. De l’un comme de l’autre, le Tsar était réellement le maître. Son nom seul électrisait des millions d’êtres ; il était et un despote, et un symbole, et le chef de l’église ; — et aussi le « petit père, » être mystique et pourtant familier qui appartenait à tous, dieu lare de chaque foyer, raison d’être de l’immense Empire !

Ce pouvoir, cette force vraie qui était la sienne, il l’eut tout jeune encore avec toute la vie devant lui pour réaliser son idéal, pour chercher la lumière ; mais dans un temps où tout fait effort et tend vers le progrès, il ne sut que rétrograder. Là est l’élément tragique, là le secret de son échec, sa faute, sa très grande faute.

Pourtant Nicolas II eut des aspirations élevées ; il désira passionnément le bonheur de son peuple géant ; son cœur était tendre, son désir allait vers tout ce qui est grand et beau. S’il eût été bien entouré, conseillé par les hommes qu’il fallait, marié à une femme clairvoyante, à vues larges et à conceptions modernes, si on l’avait poussé en avant au lieu de le tirer en arrière, il eût pu devenir un magnifique instrument pour !e bien de son peuple… Mais il était dit que ce ne serait pas !

Les circonstances extérieures de sa vie sont connues, je ne les retracerai pas. Je voudrais évoquer des visions plus intimes, souvenirs personnels, images que mes yeux ont vues, émotions dont mon cœur a eu l’écho. Nos routes ne se croisèrent pas souvent, mais nous étions étroitement apparentés, et je l’ai toujours connu depuis ma tendre enfance.

Ma mère était la seule fille du tsar Alexandre II. La Cour de Russie était certainement l’une des plus brillantes de l’Europe. Ma mère en venait, et, du plus loin que je me souvienne, tout ce qui appartenait à cette Cour prenait à mes yeux d’enfant un extraordinaire prestige, un éclat particulier, auquel nul autre n’était comparable. Le Tsar en était la figure centrale,