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même, sont dans cette espèce de bonne foi dont il est si facile à l’orgueil humain de se flatter. » Derrière le Père Lamezou à Rodez, comme derrière le Père Boisson à Pamiers, les jansénistes avaient raison de découvrir Fénelon. Car ils pouvaient lire, dans Ramsay, ce propos de l’archevêque : « Chacun sera jugé selon la loi qu’il a connue, et non selon celle qu’il a ignorée. Nul ne sera condamné que parce qu’il n’a point profilé de ce qu’il a su, pour mériter d’en connaître davantage. » Et de fait, Fénelon, pour tenir ce langage, n’avait qu’à se rappeler certain coup de foudre, tombé des hauteurs du Vatican sur les jansénistes au temps d’Alexandre VIII : ils avaient soutenu que « ni les païens, ni les juifs, ni les hérétiques ne peuvent recevoir aucun influx de la grâce de Jésus-Christ ; » mais le Pape n’avait pas permis à messieurs de Port-Royal de canaliser ainsi cette grâce, et il les avait frappés. Les philosophes ne savaient sans doute rien de cette histoire d’anathème, et les dispositions féneloniennes leur apparaissaient comme l’épanouissement d’une âme de philosophe. Elles n’étaient que la traduction, par une âme évangélique, des récentes décisions du Saint-Siège, — décisions également chères à ce Fénelon que les philosophes aimaient, et à ces Jésuites qu’ils détestaient.

L’abbé de Fénelon voulait, dès 1782, éditer les œuvres complètes de son grand-oncle : le ministère s’y opposa, par égard pour les jansénistes. Anciens Jésuites et philosophes durent être pareillement mécontents. Quelques années plus tard, nous l’avons vu, ils se rencontrèrent, les uns et les autres, dans un commun souci de voir enfin sortir des presses toute la pensée fénelonienne. C’est qu’en définitive il y avait certains points d’attache, d’ailleurs insoupçonnés des philosophes, entre les raisons mêmes qui les portaient, les uns et les autres, à aimer M. de Cambrai. Les philosophes larmoyaient sur sa tolérante mansuétude, et les Jésuites aimaient à constater son orthodoxie antijanséniste : n’étaient-ce pas deux définitions diverses pour désigner un même état d’âme ? Venant de camps si différents, les phraséologies dans lesquelles elles se formulaient faisaient l’effet d’être des « contraires ; » mais, là encore, « les contraires ne se combattaient point. »


GEORGES GOYAU.