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était traquée comme une malfaitrice. Un moment, quand nous fûmes seules, elle me dit : « Voyez-vous, Vera, je n’ai absolument rien que cette robe de chambre verte. Je ne puis donc pas sortir comme cela. Tout, absolument tout, est resté à la maison. Mes filles prétendent que les vitres sont brisées, elles ne veulent pas que j’y aille. Soyez bonne ! Vous connaissez Maklakoff[1]. Priez-le de m’obtenir une autorisation pour que je puisse prendre mes effets à la Potchtamskaya. » Maklakoff représentait pour elle ce qu’il y avait au monde de plus farouchement révolutionnaire... Elle me dit encore quelle sécurité c’était pour elle de savoir à un pareil moment son mari à la Stavka auprès de l’Empereur. Quel chagrin c’eût été pour lui de s’en séparer en ces heures d’épreuves ! L’ironie de la situation me mit les larmes aux yeux... Hélas ! ce calme trompeur ne devait pas être de longue durée, et elle ne fut pas longtemps avant d’apprendre la vérité. Une visiteuse maladroite lui fit des condoléances pour sa maison détruite. Dès qu’elle put se tenir debout, sans en avoir parlé à ses filles, elle prit un fiacre et alla visiter ce qui avait été son foyer. Elle erra comme un fantôme à travers les ruines calcinées, recherchant les traces des lieux qu’elle avait aimés.

Son calvaire ne faisait que commencer. Elle le gravit avec une magnifique résignation. Ces trois femmes auraient eu le droit de se plaindre de leur sort ; elles ne le firent jamais. Elles s’apitoyaient sur la triste destinée de leur souverain et pleuraient sur la Russie. Elles appréhendaient la fin de sa grandeur, la guerre impossible à terminer glorieusement quand la Révolution consumait le pays à l’intérieur. Elles peuvent servir d’exemple à des milliers de personnes qui se considèrent comme des victimes : celles qui ont vraiment souffert se taisent et supportent leur sort sans rien dire.

... Maintenant, la vieille comtesse sait tout. Elle sait que son mari est prisonnier à l’hôpital évangélique. Si elle ne va pas le voir, c’est qu’elle est clouée au lit par la maladie. Ses filles sont en route, toute la journée ; l’une va visiter son père, l’autre son mari ; elle les envie, ne se doutant pas, ne pouvant pas s’imaginer comment sont traités les détenus. Les soldats qui montent la garde auprès du comte ne le laissent jamais seul un

  1. Orateur connu, membre du barreau, député à la Douma, ambassadeur du gouvernement provisoire à Paris.