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que ces deux coursiers fulgurants, cabrés sur le sang fumant du beau monstre et trouant d’azur la nuit du chaos, comme deux fusées ! Malheureusement toutes les esquisses qu’il dut faire sur ce sujet se sont, perdues. Il ne nous reste que le célèbre tableau des Uffizi, qui représente, en un cadre étroit, la tête coupée de la Gorgone en grandeur naturelle.

Comme une épave sinistre, ce chef-d’œuvre nous offre la quintessence du mythe dans son effrayant résidu. Il y a, malgré tout, une beauté terrible dans cette tête de Gorgone qui agonise dans son sang. Les yeux éteints, l’haleine verdâtre, asphyxiante, cette atmosphère de venin glacent d’horreur. Les cheveux, qui viennent de devenir des serpents, s’enroulent, se tordent, se multiplient et dardent de tous côtés leurs têtes pointues vers le spectateur. Ces vipères enchevêtrées sont minutieusement étudiées d’après nature dans leurs poses diverses, avec le dessin losange de leur peau, leurs yeux brillants et leurs langues fourchues. Le sang se fige dans les veines devant ce tableau. C’est le cauchemar de l’horrible dans la nature. C’est l’enfantement de la Mort par la Vie, sous le souffle de la Haine.

Ce fut la dernière vision de Léonard pendant sa descente dans les abîmes ténébreux de la nature. En revint-il satisfait ? On peut en douter. Il avait sondé le mystère du Mal sans en trouver le remède. Il avait posé le problème sans le résoudre. À mesure que sa science augmentait, son inquiétude allait croissant. Un passage significatif trouvé dans ses carnets prouve que cette inquiétude allait parfois jusqu’à l’angoisse. L’émotion qu’il trahit contraste avec le calme habituel de ses notes. Un volcan couvait sous la neige de ses pensées. Le maître avait l’habitude de faire des tournées dans les Alpes dolomites du Frioul, autant pour ses études de géologie que pour y chercher des paysages en harmonie avec ses portraits et ses madones.

De l’une de ces excursions il rapporta un souvenir impressionnant auquel il donna, comme on va le voir, un sens allégorique qui jette un jour inattendu sur sa vie intérieure. Ecoutons ce morceau lyrique, qui a le rythme lourd des vagues de l’Océan : » La tempête de la mer ne fait pas autant de bruit avec son mugissement quand le vent du Nord la bouleverse en ondes écumantes, entre l’écueil de Charybde et celui de Scylla,