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Français n’avaient point envoyé un obus sur la ville. » Dans les heures dernières cependant, elle s’était crue perdue. À tort, l’Allemand affirmait que les Français allaient attaquer sur ce front, et déjà ordre était donné d’évacuer la population ; c’était, en attendant le combat destructeur qui peut-être ne laisserait subsister que des ruines, la ville abandonnée, livrée à la soldatesque allemande. « Nous ne vous aurions même pas vus les rosser, » me disait un vétéran.

Et soudain la ville sauvée, intacte en son opulence, avait vu sans combats le Boche s’éloigner, allait voir le Français arriver. Je ne résiste pas à produire ici la lettre d’un Mulhousien qu’on a bien voulu me communiquer : elle explique l’accueil que tout à l’heure la cité fera aux libérateurs ; elle est du 16, veille de l’entrée : « Vous dire quels sentiments nous animent en ce moment est totalement impossible. On respire, on rit, on pleure, on se serre la main, on voudrait embrasser tout le monde, on est agité. En un mot, on vit, on revit. Et le cœur déborde de reconnaissance, car, nous, surtout à Mulhouse, à dix kilomètres du front, pris souvent entre deux feux, nous vivons encore. À peine avait-on appris, vers quatre heures de l’après-midi, que l’armistice était signé que déjà, en ville, la feule parcourait les rues. En un clin d’œil, tout le monde arbora le drapeau tricolore (le 11 !). On criait : « Vive la France ! On reparlait français. Quel réveil ! Et tout cela au nez des Boches ! Dans la soirée, plus un sergent de ville, plus un officier, mais des cris de joie, une agitation sans pareille. Je ne vous parle pas des affiches, des caricatures, des étalages séditieux… Tout est aux trois couleurs. Qu’on vienne un peu voir maintenant s’il faut un plébiscite ! Presque tous les soldats (allemands) arborent des cocardes françaises, on arrache de force les épaulettes aux officiers, on se bouscule, on s’agite, on chante. Presque chaque famille avait son drapeau tout prêt et jamais la ville n’aura été aussi pavoisée que pour l’arrivée de nos chers pioupious. Les gens, faute de mieux, teignent des draps de lit, des taies d’oreillers, des housses, des nappes, tout ce qui est étoffe. On improvise des costumes d’Alsaciennes pour recevoir nos amis. » C’est dans cette ville surchauffée que nous venions de mettre pied à terre, et l’on pense si cela alla vite !

À l’église, la messe finit ; à la sortie, nous sommes entourés : les grands papillons noirs à cocardes des femmes et l’accorte