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Grâces à Milan. C’est là, dans cette exubérante et riche Lombardie, dans cette grouillante cité de Milan, dans ce magnifique et splendide castel féodal situé en dehors de la ville, forteresse des Visconti devenue la salle de fête des Sforza, dans ce champ clos des passions, des arts et des sciences que Léonard voulut faire ses premières armes de magicien universel. Peut-être qu’en étudiant la comédie humaine et en exerçant sur elle ses propres forces, il trouverait quelque part une clef pour pénétrer plus avant dans le mystère de cette Nature qui lui était si majestueusement apparue en une nuit d’enthousiasme et d’exaltation solitaire. Les grands penseurs de la Renaissance ne prétendaient-ils pas d’ailleurs que l’Homme est formé sur le modèle de l’Univers et que l’Univers est conçu sur le prototype de l’Homme ?

On connaît la fameuse lettre par laquelle Léonard offrit ses services à Ludovic le More [1]. Elle respire une assurance singulière, une confiance magnifique en son génie de mécanicien universel. Tout ce qu’un prince peut désirer pour la paix ou pour la guerre, pour embellir son royaume ou charmer ses loisirs, il se fait fort de le fabriquer : canaux, échelles d’escalade, mines contre forteresses, canons, mortiers, engins à feu, catapultes, statues de marbre, bronzes, terres cuites. Il conclut : « En peinture, je puis faire ce que fait tout autre quel qu’il puisse être. » Il offre enfin de fondre un cheval de bronze colossal, à la mémoire du père de Ludovic, François Sforza. Vasari raconte que Léonard parut devant le duc dans un concert que lui donnèrent les meilleurs improvisateurs du temps. L’artiste réservait à celui qu’il voulait conquérir une nouvelle surprise. Il tenait à la main une lyre d’argent qu’il avait imaginée pour la circonstance. Elle avait la forme d’une tête de cheval. Cette structure particulière et son armature métallique lui donnaient une sonorité profonde et je ne sais quoi de plus vivant. Le peintre florentin aux cheveux d’or, beau comme un jeune dieu, séduisant comme Orphée, fit résonner le suave instrument, et d’une voix pénétrante chanta quelques strophes en l’honneur du duc. Tout le monde resta sous le charme. Ses concurrents mêmes oublièrent leurs rivalités pour admirer celui qui les surpassait tous. Ludovic, après une

  1. On a trouvé le brouillon de cette lettre, qui sans doute précéda l’arrivée de Léonard à Milan, dans les cahiers d’esquisses du maître.