Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/796

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fortes les grenades à main cylindriques dont elles étaient approvisionnées pour le cas d’investissement ; et, comme leurs approvisionnements sont trop faibles, nous improvisons des engins de fortune, bouteilles ou boites de conserves remplies de cheddite, etc., ou nous ripostons à coups de bombardes légères, tous appareils renouvelés des sièges de jadis, mais dont le fantassin doit pour l’instant apprendre le maniement dans la tranchée même, à ses risques et périls. Grenades, pelles et pioches, bastions, courtines et chevaux de frise, décidément le Règlement sur la défense des Places importe plus que le Règlement sur les manœuvres de l’infanterie, et les outils du sapeur plus que les armes du fantassin. Il faut se résigner à l’évidence : la guerre de position, la guerre de siège s’installe, et l’hiver est venu.

Ils sont là, les fantassins, emmurés dans la géhenne, obsédés par l’odeur macabre, sans rien qui les réconforte, sinon le sentiment que la misère de chacun est la misère de tous. Pas de casques, pas de cuisines roulantes, pas d’alcool pour réchauffer les aliments, des capotes usées, et les pieds qui gèlent ; et dès la fin de novembre, après trois mois seulement de caserne, au fond de la tranchée, les recrues de la classe 14 ont rejoint les vétérans. Pour horizon, la haute paroi qui suinte, ou, s’ils osent parfois regarder par une fente entre deux sacs de terre, c’est l’horreur du paysage immobile où seuls semblent vivre les cadavres qui se dissolvent. Quand vient la pluie ou la neige, quelques-uns, les privilégiés, s’abritent sous un pan de tôle ondulée ; la plupart, encapuchonnés de sacs vides en grosse toile, se tassent les uns contre les autres, ainsi que font les bêtes, et leur âme pleine de torpeur s’engourdit, « pareille à une lampe dont on a baissé la mèche [1] » et seule y vacille la double pensée de la mort et du devoir. Le devoir, c’est d’accomplir la corvée de gabions, ou de rondins, ou de fascines, c’est de tresser des claies pour en revêtir la tranchée, c’est de briqueter les boyaux, c’est aussi d’écrire à la maison le bout de lettre qui dira : « Rien de nouveau, tout va bien, » et c’est encore de prendre son tour de garde au créneau : là, il faudra de quart d’heure en quart d’heure déplacer sa tête de

  1. Capitaine H. Belmont, Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914-28 décembre 1915), Plon, 1916, p. 63. (C’est l’un des plus nobles livres d’outre-tombe qui soient).