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dans un délire de gesticulations, où il devient impossible de rien reconnaître, de distinguer aucune ligne, d’apercevoir aucune forme, de soupçonner aucune idée. Comme si Molière avait pu mettre à la scène une parade qui ne lût que bastonnade et pantalonnade et qui ne voulût rien dire !

Mais que devient dans tout cela le rire de Molière, l’esprit de Molière, la satire de Molière, tout ce que nous admirons dans Molière, tout ce qui fait que Molière est Molière ? Cela est noyé, submergé, enfoui, s’efface, s’évanouit, disparaît. C’est pitoyable.

Il n’y aurait qu’à hausser les épaules, s’il ne s’agissait aujourd’hui De Molière, demain peut-être de Corneille et de Racine. Que M. Gémier accommode à sa guise les pièces d’auteurs vivants : c’est affaire à lui et à ces auteurs. Mais les chefs-d’œuvre des maîtres de notre littérature ne sont pas sa propriété. Ils nous appartiennent à tous : en les gâchant, c’est à une propriété nationale qu’on porte atteinte. Ils font partie de la richesse de la France : nul n’a le droit de les saccager. Aussi ce qui m’afflige, plus encore que cette prétendue représentation du Bourgeois gentilhomme, c’est qu’elle ait passé sans protestation. J’ai lu avec soin les comptes rendus publiés au lendemain de la première, j’y ai vainement cherché l’expression du goût français indigné. Je n’ai rien trouvé que de timides réserves conçues en termes tout à fait académiques, ou même l’habituel tribut d’éloges auquel se réduit une presse qui, dès qu’il s’agit de théâtre, se fait unanimement bénisseuse. Or, il n’est aucun écrivain français, quel que soit le degré de sa culture littéraire, qui puisse se faire l’ombre d’une illusion sur la valeur d’une telle tentative. Il est fâcheux qu’aucun d’eux n’ait cru devoir réclamer contre ce grossier camouflage d’un chef-d’œuvre. Et quand, au pays de Molière, il ne se trouve personne pour défendre Molière, publiquement et outrageusement bafoué, j’en demande pardon à mes confrères, mais la complaisance poussée à ce degré confine à l’oubli du devoir professionnel.


RENE DOUMIC.