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sort du collège à dix-sept ans. On l’envoie en Sologne : il est ouvrier dans une fabrique de produits chimiques. Il revient à Paris et comme il croit que la chimie est son affaire, il suit à la Sorbonne les cours de Thénard. Est-ce que la littérature le tente ? Il ne le sait pas encore : il cherche. Pour cinquante francs par mois, on l’embauche dans la Biographie nouvelle des contemporains ; et il rédige des notices. Un peu plus tard, il est ouvrier typographe. Il a vingt et un ans. Il monte en grade : il est correcteur à l’Imprimerie de l’archevêché. Que fait-il ? et que fera-t-il ? Provisoirement, il dure ; et, quand on l’interroge, il avoue qu’il a pris pour sa devise : « Il faut durer ! » Bref, il attend ; et il travaille. Et soudain le voici rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes. C’est une aubaine ! Mais on dirait qu’il l’a prévue. Il n’est pas surpris, embarrassé. Il ne tâtonne guère. Il a, pour son premier numéro, Soult de Dalmatie, Montalembert, Alexandre Dumas, Balzac et Sainte-Beuve ; il a bientôt Alfred de Vigny, Hugo, Barbier. Puis il ajoute la politique à la littérature ; et c’est Jules Janin qu’il charge de la chronique, intitulée, — au lendemain de 1830, — les Révolutions de la quinzaine. Il inspire confiance ; et l’on vient à lui : et, les écrivains qui négligent de venir, il va les chercher. D’ailleurs, il ne se laisse pas conduire, étant le maître. Il est le maître et maintient son autorité ; mais il gouverne des poètes, des hommes de talent, des hommes de génie, et ne prétend pas leur imposer une fâcheuse discipline. Il travaille avec eux, et à leur gloire. Il les admire et les encourage. Il entre dans leurs idées, avec complaisance, même si leurs idées sont, de l’un à l’autre, différentes ou opposées. Il n’est pas l’ami d’une école ou d’un cénacle, mais l’ami de toutes les écoles et de tous les cénacles : ou, mieux, il a distingué, dans les écoles et les cénacles, ce qui est beau, fertile et durable. Et il accueille des opinions très diverses : contradictoires ? non, car elles composent, en se groupant, l’esprit d’une époque française. Où donc a-t-il appris tout ce qu’il a besoin de savoir pour accomplir son œuvre difficile avec tant de justesse ? Il a été bon élève au lycée ; mais surtout il a, depuis lors, étudié sans cesse : et, plus encore, il a le génie naturel de son entreprise et de son métier.

Un beau jour, dans l’histoire de notre littérature, il a fallu ce François Buloz : et François Buloz était là, comme par un coup de hasard et de chance.


ANDRE BEAUNIER.