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Petite-fille de Buloz et l’héritière de ses papiers, Mme Marie-Louise Pailleron possédait une admirable quantité de documents, et puis tous les récits conservés dans la famille, transmis à elle par sa mère, qui était une femme d’une intelligence très haute, d’un esprit charmant, d’une âme délicieusement fidèle au souvenir. Mme Edouard Pailleron se rappelait et racontait avec une exactitude gracieuse les premiers temps de la Revue ; elle avait connu toute enfant Musset, Mme Sand ; Musset qui, un soir, le dîner fini, reste seul à table, un verre en main, débile et triste ; et la vieille Mme Sand, passé l’époque des aventures, des travestis et des cigares... Jules Sandeau montrait à la petite-fille un album de portraits ; et voici George Sand : « Regarde bien cette femme, petite, regarde-la : c’est un cimetière, tu entends ? un cimetière ! » Ensuite, la petite fille ne fit pas très bon visage à cette dame si funèbre, qui repartit : « Ah ! je comprends ; c’est qu’on vous a parlé de moi... Plus tard, vous absoudrez !... » Agée en effet, Mme Sand eut presque naïvement l’art d’obtenir tous les pardons, quand furent mortes les victimes de ses attraits et de ses vivacités.

Aux documents qui lui venaient de famille et qui lui donnaient beaucoup de faits précieux, plus précieux encore, le ton juste, Mme Marie-Louise Pailleron sut en ajouter bien d’autres, qu’elle a trouvés par exemple à Chantilly dans la collection Lovenjoul. Son ouvrage est ainsi un trésor abondant ; et comme, pendant de longues périodes, l’histoire de la Revue se confond, pour ainsi dire, avec l’histoire de la littérature française, on voit l’importance d’une étude si attentivement préparée, menée en outre de la manière la plus alerte et agréable.

François Buloz a eu de la chance. Il prend la Revue des Deux Mondes le 1er février 1831 ; c’est le moment où s’épanouit le romantisme. Seulement il fallait gagner à la Revue les talents épars, les attirer, les garder. Et le grand moyen de Buloz ne fut pas l’argent : il en avait peu, tout d’abord. C’est à l’honneur de ce chef et de sa troupe : la cupidité ne compta guère, mais principalement l’amour des lettres. Et quel labeur, au service de la beauté ! Il y eut à la Revue, dès le commencement, George Sand et Musset, Vigny, Edgar Quinet, Thierry, Jules Simon, Balzac, Sainte-Beuve, Hugo parfois, Mérimée, Henri Heine, Cousin. Voilà les noms les plus retentissants. Mme Marie-Louise Pailleron veut aussi qu’on n’oublie pas les collaborateurs plus humbles ; et la gloire ne les a pas récompensés : mais ils travaillaient sans relâche et leur dévouement ressemble à ces vertus