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lui avais confié des jeunes gens pour lesquels je cherchais du travail. Il comprit le sens de ma déclaration, s’en empara et fut gracié. Je ne pus sauver les deux autres qui avaient reconnu avoir reçu pour moi des cartes postales des jeunes gens passés en Hollande ; les trois arrestations furent maintenues, et valurent aux inculpés trois ans de prison.

Les contradictions abondaient dans nos dépositions ; nous étions trop nombreux ; ce que l’un niait, l’autre l’avouait, le croyant connu ; telle démarche que j’avais niée, et réelle en fait, me fut imputée ; telle personne que j’avais déclaré ne pas connaître, me saluait de mon nom faux ou vrai lors de la confrontation.

Pour les hommes dont je m’étais occupée, j’étais Jeanne Martin, Marie Mouton ou Mme Lejeune, et au cours des comparutions, je fus reconnue sous ces trois noms différents ; ce fut une lourde charge contre moi. Jamais nous ne rencontrâmes nos coaccusés et, sauf le cas de confrontation, nous ignorions ceux et celles qui partageaient notre prison. Mes voyages à Valenciennes que j’avais cachés, nos distributions de la Libre Belgique, les noms de certains de mes collaborateurs furent tour à tour connus. Avec tous, les Allemands usaient d’affirmations mensongères, et provoquaient ainsi les aveux. Chacun avouait ce qu’il avait fait, afin de décharger d’autant les autres accusés : le résultat fut que presque rien ne resta ignoré des Allemands.

La prison de Saint-Gilles était encore confiée aux surveillants belges, qui furent très dévoués aux prisonniers politiques. Le directeur de la prison, M. Marin, rendit de très réels services dans plus d’une occasion. Les repas étaient fournis par la ville et étaient suffisants. Peu après, en décembre, la surveillance passa aux agents allemands, et le régime devint draconien. Nous avions chaque jour, dans la matinée, quarante-cinq minutes de promenade, c’est-à-dire qu’on passait de sa cellule dans un étroit jardinet, trapézoïde ayant 3 mètres et 2 mètres de bases sur 6 mètres de longueur, fermé à la partie supérieure et antérieure par des grilles ; on se serait cru dans une cage à lion ; c’est d’ailleurs ainsi qu’on nommait à part soi cet étroit espace où l’on pouvait solitairement rêver aux forêts et vastes espaces parcourus quelques mois auparavant.