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chevaux, des mulets, des ânes, des moutons, des chèvres, toute une population errante venue chercher un refuge à l’abri de nos canons. Un éclair, jailli de l’antenne de la télégraphie sans fil, vient éclairer une seconde l’immense paysage triste, dans lequel circule une vie qui n’a pas changé depuis des siècles, une vie toujours instable, toujours en mouvement, qui se déplace avec les saisons et les querelles des tribus, et connaît l’inquiétude et le danger quotidien, comme aux plus vieux âges du monde. La montagne, les cèdres, tout le vaste décor s’illumine un instant, et aussi cette pauvre existence d’en bas, de bêtes et de gens parqués dans leur enceinte épineuse. Et c’est comme si tout à coup surgissait de la nuit des temps une image de vie très ancienne, qu’on croyait évanouie à jamais. Puis, le bref éclair disparu, tout retombe à son mystère. On serait presque tenté de croire que rien de tout cela n’a jamais existé, si du fond des ténèbres on n’entendait monter le chant d’un homme qui rentre au douar, et qui signale ainsi son approche pour éviter que le veilleur lui envoie un coup de fusil.

Ah ! c’est bien mélancolique dans ce crépuscule mouillé, ce chant qui monte, ces feux qui brillent, ces abois de chiens, ces flaques d’eau qui font un peu partout dans la plaine des miroirs moins brillants à mesure que la nuit vient, ces croupes chargées d’arbres à peine visibles maintenant et qui s’avancent comme des menaces sur la morne plaine sans vie, et cette poignée d’hommes de France échoués sur ce cône volcanique ! Comme aux territoriaux d’Ito, c’est une singulière aventure qui leur est arrivée au milieu de la vie, à ces gens de Narbonne, de Béziers, de Carmaux, de venir monter la garde au sommet de ce cratère, au milieu de cette foret, au pied de cette haute perche qui pourrait en quelques minutes les faire communiquer avec leurs foyers lointains, mais qui n’est pas dressée ici à l’usage de la tendresse… En dépit des canons, des mitrailleuses, du projecteur, de tout cet appareil guerrier d’une complication si moderne, l’existence qu’ils mènent ici n’est pas très différente de celle d’une légion romaine, campée il y a plus de deux mille ans dans les montagnes de Kabylie contre les Berbères de Jugurtha. D’un bout à l’autre de l’année, il faut escorter les convois, bâtir ces postes, les défendre, faire colonne en toute saison dans ce pays diabolique. Pas d’eau, pas de chemins tracés ; des pierrailles et des pierrailles ; des marches