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Ce qui fait la vraie valeur de ces petites forteresses, c’est moins leur armement et leur position stratégique que l’intelligence du chef qui les anime de sa vie, l’art avec lequel il pratique tout un délicat travail d’information, de diplomatie, d’intrigues. Ce n’est pas une tâche aisée, dans l’extrême confusion des partis et des querelles, de contrôler les rumeurs contradictoires, de distinguer les personnages sur lesquels nous pouvons nous appuyer, de nous mettre en relation avec eux sans toutefois les compromettre, de les attirer à nous par l’appât d’un profit, d’une augmentation d’influence, au besoin par de l’argent. Il s’agit de rallier autour de ces murailles une clientèle de gens qui se déclarent franchement nos amis et font à l’occasion le coup de feu à nos côtés. D’autres, sans se reconnaître ouvertement nos partisans, trouvent leur avantage à vivre en bon accord avec nous, fréquentent nos infirmeries, les marchés qui s’établissent toujours à l’abri de nos postes. Peu à peu ils arrivent à considérer notre venue comme une source de profit et un gage de sécurité ; ils élargissent autour de nous l’atmosphère respirable.et ces alliances non déclarées sont parfois plus profitables qu’une amitié ouverte, car, par leur intermédiaire, nous arrivons à agir sur des tribus que leur hostilité ou leur éloignement aurait dérobées tout à fait à notre influence immédiate.

Nous lancer brutalement à l’assaut de ces montagnes eût exigé des sacrifices en tout temps déraisonnables et qu’en ce moment nous étions bien incapables de faire. Sans compter qu’une telle conquête, obtenue par la violence, fût demeurée longtemps précaire dans ce pays si difficile, où chaque homme est un guerrier. Mais quand la patiente besogne de ces postes perdus nous a ménagé partout des intelligences et des amis, nous poussons plus loin nos colonnes, qui ne rencontrent plus devant elles qu’une résistance amoindrie, et nous établissons plus avant un autre fortin tout pareil, qui recommence le même travail de pacification, d’entente et de désagrégation des tribus.

Cette méthode d’action conquérante, — merveilleusement adaptée à un pays où toute la vie se passe entre la bataille et la palabre, où même au cours d’un combat les adversaires ne cessent pas de s’envoyer des messagers, où pour tout dire la parole est aussi active que le fusil, — le général Lyautey l’a reçue du général Gallieni lorsqu’il travaillait avec lui à Madagascar