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du matelot Thomas qui, un instant avaient, du 10 au 15 novembre, tenté d’établir à Strasbourg la république des ouvriers et soldats, tout cela avait augmenté la fièvre sans enrayer le mouvement qui, d’heure en heure grandissant, rejetait spontanément Strasbourg dans les bras de la France. M. Peirottes, député socialiste, mais bon Alsacien, proclamé maire, et l’habile M. Jules Lévy, juge de paix, autre bon Alsacien, nommé préfet de police, en négociant, manœuvrant, gagnant du temps, avaient empêché qui que ce fût de mettre la main sur la ville. Mais il était grand temps qu’on sortît d’une situation fausse et par certains côtés menaçante. Les troupes allemandes repassaient le pont de Kehl, tandis que les drapeaux tricolores sortaient de toutes les fenêtres, mais Strasbourg pouvait, sans force armée, tomber en proie à l’anarchie ou simplement aux bandes de pillards.

Dès le 18, on avait su que, de toutes parts, de Mulhouse à Saverne, l’armée française, triomphalement reçue, était rentrée en Alsace, et la nervosité s’en augmentait. « De sentir que nos frères, espérés, attendus pendant quarante-huit ans, appelés de tous nos désirs depuis quatre ans, étaient sur le sol alsacien, que des villes alsaciennes si voisines leur faisaient fête et que nous, nous ne les voyions pas, on en devenait fou ! » me disait un Strasbourgeois. Des émissaires arrivaient dans tous les quartiers généraux français voisins, venant dire qu’il se fallait hâter, que les Français étaient doublement attendus, car ils apporteraient, avec la liberté, la sécurité. Quant au déchaînement patriotique auquel donnerait lieu l’arrivée de nos drapeaux, on n’en pouvait douter.

Le général Gouraud avait été désigné pour entrer à Strasbourg. L’admirable soldat qui, à tant de lauriers fauchés de Donne heure en Afrique, venait d’ajouter ceux de la Grande Guerre, l’illustre mutilé des Dardanelles, l’homme qui, le 15 juillet, en écrasant l’assaut allemand, avait, sans conteste, écrit le prologue de l’énorme victoire dont les fruits se cueillaient et qui, entre Vouziers et Sedan, en avait hâté le dénouement, s’imposait, et chacun l’avait nommé. Il était à Saint-Dié le 19, mais, n’y pouvant tenir, avait franchi le 20 les Vosges et porté à Obernai son quartier général. Il avait écouté les vœux qui lui étaient si véhémentement exprimés, obtenu du Haut Commandement que l’entrée des troupes, fixée au 24, fût avancée