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la pièce, le père la joue : on est en famille ; et le jour de la répétition générale, comme le père étreint par l’émotion pouvait à peine lancer le nom de son fils au public enthousiaste, le fils se jeta dans les bras du père. Eq bon père, M. Guitry s’est surpassé dans ce rôle écrit pour lui par son fils. Je ne dirai pas que c’est un des plus beaux de sa carrière dramatique, parce qu’il n’est pas assez complexe et ne prête à une interprétation ni assez personnelle ni assez variée ; mais c’est l’un de ceux où il pourra se vanter d’avoir accompli le plus étonnant tour de force. Songez que dans cette pièce austère et quasiment monastique, il n’y a pas un rôle de femme. Songez que de cette série de tableaux, à peine reliés par un fil, l’intérêt de curiosité est complètement absent. C’est une gageure, dans de telles conditions, de retenir l’attention du public. M, Lucien Guitry y réussit par sa maîtrise, par la puissance de son jeu, par cette autorité avec laquelle il s’empare d’une salle et ne la lâche plus. Il est à lui seul toute la pièce, tous les autres rôles n’étant que de comparses. On ne voit que lui, on n’entend que lui ; il concentre sur lui seul toute la lumière ; il écrase de la taille, du geste et de la voix, tout ce qui l’approche ; il absorbe tout ce qui gravite dans son ombre. Il est toujours en scène et il tient magnifiquement la scène.

Or, Pasteur n’a jamais été en scène. Il n’a jamais travaillé, écrit, parlé, agi pour la galerie. Il ne s’est jamais soucié d’attirer sur lui les regards de la foule. Il ne s’est jamais donné en spectacle et offert en représentation. Je l’ai vu souvent dans ma jeunesse, quoique n’ayant pas eu l’honneur de le fréquenter. Il habitait à l’École normale. C’est là, on s’en souvient, qu’il avait fait ses premiers travaux, dans un laboratoire dont l’exiguïté et la pauvreté attestent assez que la richesse de la pensée peut suppléer à celle des moyens matériels. Il y était revenu en qualité de sous-directeur ; le directeur était alors le grand historien Fustel de Coulanges, qui avait succédé au fin moraliste Ernest Bersot. Nous rencontrions parfois Pasteur dans les couloirs de l’École, où nous le voyions passer, ombre silencieuse, à la démarche un peu claudicante, dans le halo de mystère où notre respect osait à peine le rejoindre. Nous savions que le monde pensant avait en lui une de ses plus hautes personnalités ; mais nous ne pouvions l’admirer que de loin, dans l’ignorance complète où nous vivions des sciences et de leur mouvement. Il allait, absorbé dans sa méditation ; il glissait le long des murs ; sa silhouette décroissait, s’effaçait, s’évanouissait. Rien en lui ne donnait l’impression du dominateur.

Le 8 décembre 1881, comme Pasteur venait d’être élu à l’Académie