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passionnée, faite non seulement pour l’amitié, mais pour l’amour, et qui, après une jeunesse orageuse, souffrira toujours de n’avoir pas vécu de la vie commune, et, plus d’une fois, dans ses lettres, laissera échapper son secret ; une vocation sacerdotale tardive et factice qui lui aurait été littéralement imposée par des prêtres candides et imprudents ; au bout d’un certain nombre d’années d’une vie contrainte, active et douloureuse tout ensemble, un brusque éclat ; la révolte longtemps contenue d’une âme impatiente qui rompt sa chaîne et ne veut enfin relever que d’elle-même : voilà le Lamennais de la légende qui a défrayé tant d’articles, et même de livres.

Lu vérité de l’histoire ne laisse pas d’être un peu différente. Quelle qu’ait pu être avant la prêtrise la vie « sentimentale » de Lamennais, elle n’a jamais été pour lui l’obstacle ou le secret écueil qu’on a si souvent imaginé. Rien, dans l’ordre du « cœur, » n’aurait jamais empêché Lamennais d’être, jusqu’à la fin de ses jours, un excellent prêtre, et même les déceptions dont j’ai parlé n’auraient pas suffi à le détacher de l’Eglise. C’est entre sa vocation littéraire ou poétique et sa vocation sacerdotale que le conflit, longtemps latent, a fini par éclater. Durant bien des années son rôle d’apologiste lui fit illusion, et, en mettant sa plume au service de la cause catholique, il put s’imaginer concilier toutes les tendances de sa nature. Mais un prêtre n’est pas un libre écrivain ; il doit discipliner sa pensée, la contenir dans les limites d’une tradition doctrinale. Un prêtre ne peut pas suivre sa fantaisie et s’abandonner aux rêveries qui sollicitent son imagination. Il n’a pas le droit d’écrire, ni même de penser les Paroles d’un croyant. Condamné par Rome, suspect à ses coreligionnaires, sentant bien que son indépendance de poète et d’écrivain n’allait plus être entière, allait subir de dures atteintes, Lamennais ne put ou ne voulut pas consentir aux retranchements nécessaires. À de fidèles amitiés, à d’enthousiastes admirations, au bien des âmes et des consciences qui s’étaient attachées à lui, il a préféré la liberté solitaire de son rêve.


VICTOR GIRAUD.