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image qu’il sent venir, et qu’il entrevoit au bout de son développement ! Relisez à cet égard les lettres les plus sombrement désolées de cette période. La lettre même du 25 juin 1816, quand elle ne s’expliquerait pas par les circonstances particulières qu’a si bien analysées M. Maréchal, s’expliquerait encore par le mot qui la termine ; elle a été écrite, n’en doutez pas, — au moins en partie, — pour ce mot même, pour cette saisissante image du « poteau où l’on a rive sa chaîne. » Réduite à ses justes proportions, elle se ramène, ou peu s’en faut, à un violent accès de mauvaise humeur. Mais Lamennais avait, si je puis dire, la mauvaise humeur volontiers tragique, — très romantique en tout cas, et très littéraire.

Dans ces conditions, faut-il blâmer, comme on l’a trop souvent fait, les très bons prêtres qui l’entouraient, qui le voyaient tel qu’il était dans la réalité de la vie quotidienne, qui savaient de lui et sur lui mille choses que nous ne saurons jamais, d’avoir agi sur sa volonté débile, et, convaincus qu’ils étaient de la réalité de sa vocation ecclésiastique, de l’avoir aidé à triompher de ses irrésolutions éternelles ? Je ne le pense pas. Oui, je le sais, l’abbé Jean a écrit : « Je prie le bon Dieu de tout cœur de les éclairer l’un et l’autre ; mais je suis enchanté de n’être pour rien dans cette décision-là. » C’est qu’il était loin de Félicité alors, et qu’il a, comme nous sommes tous tentés de le faire, pris au pied de la lettre telle déclaration farouchement éplorée du pauvre exilé. Mais plus tard, au moment décisif, il a su prendre sa large part des responsabilités communes. Et peut-être tous ensemble, Brulé, Teyssère, Carron et l’abbé Jean, ont-ils vu plus clair qu’on ne veut bien le dire dans le cas de Lamennais, si, après tout, la seule période sa vie où il ait été, je n’ose dire vraiment heureux, — il ne pouvait pas l’être, — mais en tout cas le moins malheureux est sans contredit celle où il a été prêtre.

Seulement, — et peut-être parce qu’ils n’avaient pas l’expérience d’un vrai tempérament de poète, — les amis et les conseillers de Lamennais semblent ne pas s’être assez rendu compte qu’il n’était pas un prêtre « comme tous les autres. » Ils en ont fait un « prêtre libre. » Sous prétexte de le « divertir » de ses humeurs noires, et de faire servir son talent à une sainte cause, ils l’ont plongé dans la controverse, dans la polémique, toutes choses auxquelles il n’avait déjà que trop