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l’abbé Carron, cet admirable prêtre qui prit tout de suite sur lui un très grand ascendant et qui triompha de ses dernières hésitations. Car il en éprouva jusqu’au bout, et il parle dans ses lettres de ses « irrésolutions, » de ses « incertitudes, » de « l’extrême répugnance où il se sent à prendre le parti auquel on veut qu’il se résolve. » « Ce n’est assurément pas mon goût que j’ai écouté, dit-il encore, en me décidant à reprendre l’état ecclésiastique. » Et une autre fois : « Mon âme est usée, je le sens tous les jours. Je me cherche et ne me trouve plus. Mais encore une fois, qu’importe ? Je ne m’oppose à rien, je consens à tout : qu’on fasse du cadavre ce qu’on voudra. » Rentré en France, il reçoit le sous-diaconat le 21 décembre 1815 : « Cette démarche m’a prodigieusement coûté, déclare-t-il. Dieu veuille en retirer sa gloire ! » Quelques mois après, vers la fin de février 1816, il recevait le diaconat, et, le 9 mars, la prêtrise : « Il lui a singulièrement coûté, — écrivait à ce propos l’abbé Jean, pour prendre sa dernière résolution. — M. Carron d’un côté, moi de l’autre, l’avons entraîné ; mais sa pauvre âme est encore ébranlée du coup. » Et le 25 juin, Félicité écrivait à son frère la lettre célèbre qu’il faut bien citer ici presque tout entière :


Quoique M. Carron m’ait plusieurs fois recommandé de me taire sur mes sentiments, je crois pouvoir et devoir m’expliquer avec toi une fois pour toutes. Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. Qu’on raisonne là-dessus tant qu’on voudra, qu’on s’alambique l’esprit pour me prouver qu’il n’en est rien, ou qu’il ne tient qu’à moi qu’il en soit autrement, il n’est pas fort difficile de croire qu’on ne réussira pas sans peine à me persuader un fait personnel contre l’évidence de ce que je sens. Toutes les considérations que je puis recevoir se bornent donc au conseil banal de faire de nécessité vertu. Or, sans fatiguer inutilement l’esprit d’autrui, il me semble que chacun peut aisément trouver dans le sien des choses si neuves ; quant aux avis qu’on y pourrait ajouter, l’expérience que j’en ai a tellement rétréci ma confiance, qu’à moins d’être contraint d’en demander, je suis bien résolu à ne jamais procurera personne l’embarras de m’en donner ; et j’en dis autant des exhortations. Ainsi, par exemple, rien au monde qu’un ordre formel ne me décidera jamais à aller demeurer chez M. de Janson. Où que je sois à l’avenir, je serai chez moi, ce chez moi fût-il un grenier. Je n’aspire qu’à l’oubli, dans tous les sens, et plût à Dieu que je pusse m’oublier moi-même ! La seule manière de me