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prison : mais un de ses camarades raconte qu’il riait sans cesse, en découvrant des dents de jeune loup. Ainsi les souvenirs se déforment dans l’esprit. Les historiens le savent dès longtemps et n’ajoutent que peu de foi aux Mémoires. Quelle mélancolie pourtant et quel trouble de penser que des années où l’on n’a fait que rire, peuvent, une fois plongées dans le passé, reparaître, sans qu’on sache par quelle métamorphose, sous une figure douloureuse ! Ainsi nous sommes exposés à calomnier de bonne foi la mémoire de nos jours heureux, qui est notre plus précieux trésor, et à les changer nous-mêmes en jours tristes, dont le souvenir illusoire nous attriste réellement. La vérité est que nos souvenirs vieillissent avec nous, et qu’ils ont eux-mêmes leur caducité. Notre jeunesse est comme cet écu que Phébus donne à Esméralda : elle se change en feuille sèche dans le coin de notre cœur où nous l’avons enfermée.

Le second tableau que M. Barthou a fait est celui de Roujon, en 1875, secrétaire de rédaction de la revue fondée par Catulle Mendès la République des lettres. Il portait le pseudonyme de Henry Laujol ; il eut à recevoir d’assez méchants vers, brutaux et négligés, d’un certain Guy de Valmont, lequel chantait les tragiques amours d’un courtier et d’une blanchisseuse. Laujol eût volontiers refusé ce poème offensant, mais l’auteur était protégé par Flaubert, et il fallut passer outre. Guy de Valmont, c’était Maupassant. Tel fut, sous le masque, le début d’une amitié solide entre les deux hommes.

Les deux derniers épisodes du discours de M. Barthou ont un caractère plus général et relèvent plus proprement encore du genre académique. L’un est un éloge des humanités : c’est un beau paragraphe que l’auditoire entier. jusqu’aux femmes, a accueilli d’une approbation unanime. Enfin M. Barthou a terminé par un éloge des femmes de France, et il a recueilli le plus juste applaudissement.

M. Donnay, tourné vers M. Barthou, le visage aimable et le sourire nonchalant, lui a renvoyé la balle. Il a composé son discours sur les mêmes principes, avec des ressources subtiles et une muse ingénieuse, Il a fait d’abord un parallèle entre M. Roujon et M. Barthou. Puis, quittant le sujet par un détour plein d’élégance, il a fait la peinture d’un autre Béarnais qui aurait pu entrer à l’Académie, si le Roi ne s’y était opposé ; et il s’est trouvé que ce Béarnais était le comte de Troisville, le fils du capitaine des mousquetaires immortalisé par Alexandre Dumas, personnage pittoresque dont M. Donnay a peint les aventures, les conversions, les retours au siècle. Mais il était l’ami des jansénistes : il était, comme dit M. Donnay, plus port-royaliste que le Roi.