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mêmes impresarii qu’il avait vus naguère et si longtemps à ses genoux ; on n’acceptait plus sa prose qu’avec méfiance dans les journaux ; on ne la lui payait pas toujours ! Il fut le dernier à constater cette évidence. Quand il s’en aperçut, elle lui fut cruelle ; elle lui arracha le seul mot d’amertume qui soit dans toute son œuvre : c’est la courte préface, dialoguée en trois répliques, placée au frontispice de Madame de Chamblay, sa dernière comédie. Il travaillait encore pourtant, et sans relâche. Il fallait vivre. Son fils l’aurait avec bonheur recueilli ; mais le père Dumas entendait garder son indépendance, et il en abusait : on en a comme indice certaine photographie bien connue des collectionneurs, et qui le représente, à cette époque, tenant sur ses genoux une écuyère fameuse par son intrépidité et ses charmes dont elle n’était pas cachottière.

Dumas habitait alors la villa Catinat. à Enghien, et, quoique la coupe de cristal qui lui servait de coffre fort fût encore plus souvent vide qu’au temps du Mousquetaire, les convives étaient nombreux à la table du roi des romanciers ; plus nombreux que ne l’étaient, à l’office, les domestiques : ceux-ci, peu ou point payés, désertaient la maison. Plus souvent encore qu’à Monte-Cristo, et maintenant par nécessité. Dumas était obligé de cuisiner lui-même le repas de ses hôtes. Une prouesse de ce genre fut l’occasion d’une de ses dernières joies. C’était au temps où il venait de donner au Grand Théâtre parisien son drame des Gardes forestiers.

Ce Grand Théâtre parisien était la salle de spectacle la plus singulière du monde : destiné au public populaire du faubourg Saint-Antoine, il était aménagé dans l’encastrement des arcades qui supportent le chemin de fer de Vincennes ; le jeu des acteurs avait comme sourdine le roulement des trains et les coups de sifflet des locomotives passant continuellement sur le plafond de la salle ébranlée du parterre au paradis jusque dans ses fondations. Est-ce à ces causes, ou à d’autres que les Gardes forestiers durent un insuccès ? La troupe, après quelques soirées peu fructueuses, se trouva sans argent. Dumas réunit ses acteurs, leur conseilla d’aller jouer la pièce dans les villes voisines de Paris, promettant de se rendre à leur appel chaque fois que sa présence pourrait aviver la curiosité du public.

C’est ainsi qu’il fit en quoique sorte partie d’une tournée. Partout il était acclamé ; mais dans le département de l’Aisne,