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sa part et qu’on pourrait, sans trop de méfiance, le soupçonner de l’avoir dramatisée. Eh bien, non ! Tout est vrai : sur les registres paroissiaux de Saint-Sulpice, on relève, en effet, à la date du 18 mars 1845 la mention des obsèques de « M. Charles-Alexandre, marquis de Rougeville, âgé de 34 ans, décédé le 16 ; » et, le 26, les journaux annonçaient que ledit marquis « étant, quoique marié, épris d’une jeune femme qui refusait obstinément de le suivre en Italie, s’était tiré un coup de pistolet dans la tête ; la balle dévia et les médecins promettaient la prompte guérison quand, trompant la surveillance de ses gardiens, le blessé avait arraché son pansement et était mort presque aussitôt. Les exécuteurs testamentaires étaient Jules Sandeau et Auguste Bussières, collaborateurs de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes. »

Dumas, on le constate, n’a rien imaginé ni travesti des circonstances de cet étrange épisode : ce qui surprend plus encore, c’est que, sur le point d’écrire les aventures d’un personnage hi-torique très peu étudié jusqu’alors, et se trouvant, par suite d’une péripétie presque invraisemblable, en mesure d’être complètement renseigné sur le héros de son roman, il n’eut même pas la curiosité de profiter de cette rencontre inespérée pour s’informer de ce qu’avait été ce chevalier mystérieux dont il entreprenait l’histoire. Deux de ses confrères disposent des papiers laissés par le conspirateur : Dumas n’a qu’à en témoigner le désir pour en obtenir communication, et il n’en fait rien ! Du moins semble-t-il avoir totalement négligé cette source précieuse ; on m’a assuré, cependant, au temps où je menais cette petite enquête, que les exécuteurs testamentaires du fils de Rougeville confièrent à Alexandre Dumas une forte liasse de documents révolutionnaires trouvés chez le suicidé de 1845, et « que cette liasse, accueillie avec de grandes protestations de joie et de reconnaissance,… ne fut jamais déficelée par le romancier, peu soucieux de savoir ce qu’il pouvait bien y avoir de vrai dans l’aventure qu’il était en train de composer. Ces précieux papiers seraient même restés longtemps déposés sur le parquet, avec et sous bien d’autres, dans un coin de son cabinet de travail, et jetés au rebut lors d’un déménagement. C’est possible, et c’est, à la fois, désolant et superbe. Le grand conteur savait d’instinct qu’aucune réalité n’approchait de ses propres conceptions : le document n’aurait pu qu’entraver