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LES MERVEILLEUSES HEURES D’ALSACE ET DE LORRAINE.

vrai, c’est que, depuis 1890 à peu près, l’Alsace-Lorraine traversait une crise, que trahissaient certains ralliements ou de demi-ralliements. Quant à la masse profonde de la population, elle semblait comme toute masse profonde assez insondable, et parce qu’elle vivait sa vie, fort naturellement, en conformité avec les lois et règlements en vigueur, certains Français revenaient, disant : « Ils s’accommodent très bien d’être Allemands. »

À la vérité, je n’étais pas de ces Français, et leur jugement, — fort prompt, — provoquait entre eux et moi des scènes que je finissais par éviter, tant elles devenaient d’ordinaire énervantes. Mais devant la « paix du cimetière » qu’en 1905 j’avais constatée, je me demandais, si, après cinq ans d’une insolite interruption dans mes visites, je n’allais pas trouver pis : le tombeau en train de se sceller sur le corps de l’Alsace et de la Lorraine françaises. « La vieille génération, me disais-je, commence à s’éteindre. Ces Français excellents, retranchés de la communauté française, ont protesté avec une énergie dont aucun opprimé peut-être n’a jamais donné pareil exemple ; mais voici que les Dupont des Loges, les Winterer, les Guerber, les Simonis, les Kablé, les Teutsch, les Antoine et leurs émules sont morts ou partis. Une nouvelle génération s’est élevée qui, ayant dix ans et moins en 1871, n’a pas connu cette horrible chose : l’arrachement à la mère patrie. Sans doute un Jacques Preiss, un abbé Wetterlé, un chanoine Collin entre un Anselme Laugel un peu plus âgé, un docteur Bucher un peu moins, m’encouragent-ils à penser que la lutte se perpétue, mais dans combien d’âmes et pour combien de temps ? Cette génération d’hommes mûrs a encore été instruite par les parents dans l’esprit de France, et on m’affirme cependant que, si peu se rallient, beaucoup s’accommodent. Que doit être, alors la génération qui arrive seulement, en cette année 1910, à l’âge d’homme ? Que pensent, sentent, veulent ces jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, nés sous la domination allemande et certains sous le règne même de Guillaume II, élevés dans les gymnases allemands par des maîtres allemands, cultivés dans les universités allemandes par des savants allemands, quelques-uns ayant déjà passé par la caserne allemande, enveloppés par l’atmosphère allemande et sans doute par elle pénétrés ? »

C’étaient là réflexions qui m’assaillaient, tandis que la voiture roulait à travers la forêt givrée vers l’Alsace par les Vosges,