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Ouest, avec interdiction de sortir. Ils en avaient diminué le nombre par des razzias à la façon des peuplades barbares, emmenant en captivité les hommes valides et les jeunes femmes, séparant la fille de la mère, le mari de la femme et des enfants. Ils vidèrent alors tous les autres quartiers condamnés du mobilier qu’ils empilèrent sur des fourragères. Ayant ainsi volé tout ce qui pouvait leur servir, ils commencèrent leur entreprise de mort. Les habitants épargnés, à peine nourris, ont vécu, avant l’arrivée des troupes françaises, dans une épouvante sans nom. Chaque nuit ils entendaient les détonations qui faisaient exploser leurs maisons, ils voyaient les flammes jaillir. Qu’allaient-ils devenir eux-mêmes ? Ils avaient froid, bientôt ils auraient faim. Un tel régime a laissé des traces sur les figures : de là cet air de terreur qu’on voit, en arrivant, aux habitants de Chauny.

C’est le dimanche soir (18 mars), nous disent les habitants, que les Allemands abandonnèrent Chauny pillée et incendiée. Quelques heures plus tard, les premiers cavaliers français apparaissaient.

De Chauny je remonte dans la direction de Saint-Quentin. Le spectacle de cette continuité de dévastation finit par porter l’horreur et la haine au paroxysme. Aucune maison n’a été épargnée, et les attentats contre les arbres se multiplient. Ici était une grande usine : avec ses turbines écrasées, son armature de fers tordus, on dirait un vaisseau naufragé, ou quelque gigantesque zeppelin effondré, cinq ou six fois plus grand que celui qui fut abattu à Compiègne. Là, s’épanouissaient de vastes bâtiments de ferme ; il n’en reste que les murs déchiquetés ; les toits ont coulé sur le sol qu’ils arrosent de leurs tuiles. Et voici, sur d’immenses espaces, tous les arbres sciés à un mètre du sol et tombés en ligne sur leurs souches, comme des sections frappées en ordre par les mitrailleuses.

Des vers de notre Ronsard chantent dans la mémoire :


Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la dure escorce ?


Et d’autres vers encore d’un poète plus récent et plus modeste, mais, comme Ronsard, fils de forestiers, André