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Précisément, le roi d’Angleterre était ennemi de la sorcellerie et de la magie. Donc, jamais Shakspeare n’aurait pu faire jouer la Tempête : « Sa situation ne lui eût pas permis de heurter de front les convictions qui dominaient alors dans les milieux officiels et que les préjugés généraux aussi bien que l’autorité du roi rendaient toutes-puissantes. » Mais, avec le sixième comte de Derby, tout s’arrange : « Appartenant aux milieux dirigeants, chef d’une des plus grandes familles d’Angleterre, ami personnel du roi, il était loisible au comte de Derby d’imposer cette œuvre et de briser les résistances et les critiques qu’elle devait fatalement susciter. » M. Lefranc ne plaisante pas. Et puis, dans Hamlet, le Danemark est insulté : « Il y a, dit-on, quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark ! » Femme de Jacques Ier, la reine Anne était une princesse d’origine danoise. Et vous croyez qu’un simple acteur nommé Shakspeare eût aisément traité ainsi la patrie de la reine ? Mais le sixième comte de Derby, ami personnel du roi, vous déclarait, sans difficulté, pourrie cette même patrie de la reine : M. Lefranc ne plaisante pas. Et puis, la Lucrèce de Shakspeare est dédiée au comte de Southampton : dédicace très familière. Et vous croyez qu’un simple acteur nommé Shakspeare se fût adressé familièrement à ce comte de Southampton ? Mais non ! la dédicace et le poème sont de William Stanley : et la familiarité du sixième comte de Derby n’est pas surprenante.

Ce qui est surprenant, c’est que, pour écrire en vieil ami au comte de Southampton, le comte de Derby prenne le nom d’un vil acteur ; et que, pour avoir le droit d’insulter la patrie de la reine, il s’autorise du nom d’un vil acteur ; et que la censure, si obligeante au grand soigneur, accepte que ledit grand seigneur ne signe pas de son noble nom qui arrange tout ; et que l’opinion publique tolère un éloge de la magie et de la sorcellerie, parce que cet éloge est l’œuvre d’un grand seigneur, et sans même le savoir !

Dans Les Joyeuses Commères de Windsor, il y a « des allusions au chapitre de la Jarretière et aux cérémonies de la réception des nouveaux chevaliers. » En d’autres termes, — et tout différents — la comédie des Joyeuses Commères de Windsor est « le remerciement d’un chevalier nouveau promu. » Or, le sixième comte de Derby reçut la jarretière en 1601 : c’est justement l’année où l’on crut jadis que fut donnée la comédie des Joyeuses Commères. On ne le croit plus : M. Lefranc le croit encore, afin de placer à la même année le cadeau et le remerciement. Et, son remerciement, le nouveau chevaler de la Jarretière le signe du nom d’un rustre !... Dans