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petit nombre de signatures, « six pauvres signatures. « C’est dommage ! Mais enfin ces pauvres signatures révèlent à M. Lefranc « une main si médiocre et si inexperte » que « le procès sera vite jugé, «  comme il l’avoue. « Manque d’habileté et d’élégance, gaucherie, incertitude du trait, variation constante de la forme des lettres, sans parler des changements d’orthographe et d’abréviation qui se présentent à un jour d’intervalle : » et ce maladroit serait l’auteur d’Othello et d’Hamlet ? Vous voyez bien que l’auteur d’Othello et d’Hamlet, c’est William, non pas Shakspeare, mais Stanley, si beau et qui avait une si belle main !

Bref, un ancien garçon boucher, qui savait tout juste écrire son nom, qui l’écrivait mal, qui était fort laid probablement, qui recouvrait avec avidité ses créances, qui chapardait à son ami Burbage une bourgeoise obligeante : voilà Shakspeare ; il n’ donc pu écrire le sublime théâtre que lui attribue la tradition, l’absurde et rabâcheuse tradition...

Ce qui étonne, c’est que les contemporains s’y soient trompés. Ce qui étonne, c’est que les camarades de Shakspeare, ses rivaux, ses ennemis, et qui avaient Shakspeare sous les yeux, n’aient aucunement aperçu la médiocrité de Shakspeare et l’ignorance et la grossièreté qui le rendaient incapable d’être l’auteur de son œuvre. Car ils n’en ont pas soufflé mot. Quel aveuglement, ou quelle discrétion !

Cependant, il y a un texte de Robert Greene, un vieux poète mécontent et qui détestait le succès du jeune Shakspeare. Sur le point de mourir, et il est mort le 3 septembre 1592, Robert Greene s’adresse à trois de ses compagnons, victimes avec lui de l’auteur à la mode, et les conjure de se méfier, de se venger : « Il y a, leur dit-il, un parvenu, corbeau paré de nos plumes, qui, avec son cœur de tigre sous une peau d’acteur, se croit aussi habile à gonfler un vers blanc que le meilleur d’entre vous. Il est devenu une sorte de Johannes factotum et, dans son opinion, il est l’unique Shake-scene (secoue-scène) du pays. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Demandons-le à M. Lefranc, qui nous le dira tout de go : « A prendre ce témoignage tel qu’il s’offre à nous, il est avéré que l’un des bons écrivains du temps, s’adressant à trois de ses confrères, de non moindre valeur, accuse formellement William Shakspeare de n’être qu’un parvenu cynique, un acteur au cœur de tigre, plagiaire éhonté, factotum sans scrupule, à la solde de qui veut l’employer, bref une manière de laquais. » Doucement ! Un « parvenu cynique ? » un parvenu, et cynique, si vous voulez. Un « acteur au cœur de tigre : » ce n’est pas