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l’employé « fantaisiste, » — reproche vivant pour ses camarades dont les aspirations sont pleinement satisfaites par la somnolente routine et les mesquines intrigues de corridors, — est vite déconsidéré, traité d’amateur, — verdict sans appel, — suspect à ses chefs et tacitement condamné à quitter la place.

Dumas en fit l’expérience : bien que scribe modèle, il fut bientôt mis à l’écart. Le bruit s’était répandu dans les bureaux que « le nouveau » se vantait d’éclipser un jour Casimir Delavigne, dont le prestige rayonnait sur toute la maison, le poète des Messéniennes étant le bibliothécaire de Monseigneur. Ce fut, du contentieux aux archives et du matériel au bureau des secours, un éclat de rire. L’insupportable employé, cause de ce scandale, se vit privé de gratifications ; les directeurs se le repassaient de service en service comme un subordonné encombrant. Dix ans plus tard, en relatant ces tracasseries, il le fera sans acrimonie, en bon garçon que tout amuse et qui ne connaît pas la rancune ; au vrai, il en avait beaucoup souffert : à cet indompté, à peine échappé à la vie libre de sa forêt, l’apprivoisement paraissait rude : il lui fallait accepter la cage pour ne point perdre ses appointements : quinze cents francs. — Quinze cents francs pour deux ménages !

Dès son arrivée à Paris, Dumas avait loué, moyennant dix francs par mois, une petite chambre, tapissée d’un papier jaune, au quatrième étage de la maison no 1 du Carré des Italiens, en face de l’Opéra-Comique : la concierge de l’immeuble se chargeait des soins du ménage. Quelque temps après son installation, Dumas s’avisa que, sur le même palier, vivait une jeune ouvrière, aussi pauvre que lui ; elle se nommait Catherine L… et arrivait de Rouen, espérant trouver à Paris, mieux qu’en province, à vivre de ses travaux d’aiguille. Catherine n’était point jolie, mais très fine, très blonde et très blanche. Une camaraderie s’établit entre Alexandre et sa voisine ; on se communiqua ses peines, on s’encouragea mutuellement, on s’aima bientôt. — Le 27 juillet 1824, Catherine mit au monde un enfant dont Dumas se déclara le père et auquel il donna son nom. Vers la même époque, sa mère se décidait à quitter Villers-Cotterets et venait à Paris retrouver son fils. Son bureau de tabac liquidé, ses meilleurs meubles et sa maison vendus, il restait à la veuve du général deux mille francs qu’elle se