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chères et saintes filles, nous étions à vos yeux des enfants de riches, et, — je vous en demande pardon, — vous nous considériez avec déférence. Votre spontanée et ferme humilité, se réjouissait de tous les obstacles, de toutes les distances ; vous contempliez ces distances avec béatitude, vous choisissiez de vous maintenir à la dernière place, ô vous à qui je n’apportais rien qui vous fût profitable, et qui, en échange, m’avez donné un long rayon de poésie…

Tandis que nous causions avec l’une des religieuses, le jardin du chiffre s’animait. Un vieillard mendiant arrivait sur ses béquilles, sans fausse honte, se sachant attendu et apprécié chez les sœurs. Il s’asseyait sur un banc de bois, parmi les fleurs, dans une portion de monastère bocager où se fût complu l’ange de l’Annonciation, et qu’embaumait la molle odeur vanillée des pétunias. Il prenait des mains d’une des religieuses le bol de soupe quotidien ; un autre mendiant venait faire panser une plaie, et si pure était la joviale netteté de ces lieux, que la corruption de la chair n’en altérait pas la juvénile et salubre candeur.

Un vieil ami de notre famille, dont la véhémente nature enchanta notre enfance, s’était fait notre guide religieux, tenace et emporté ; il avait vécu dans l’impénitence jusqu’à l’approche de la vieillesse et puis s’était jeté dans une dévotion violente, raisonneuse, pittoresque, inique, imperturbable. Nul n’aimait la musique plus que ce vieil ami, il vénérait Mozart à l’égal de saint Thomas, et eût renoncé peut-être à ses chances de paradis qu’il organisait avec âpreté, s’il eût pensé que Dieu n’était pas harmonie au moins autant que charité.

C’est ainsi qu’il contraignit un jour les Clarisses à établir dans leur monastère le plain-chant de Guy d’Arezzo. Ce nom nous émerveillait : Messager d’Italie que du haut du ciel saint François envoyait aux filles de Sainte Claire ! Rien n’était plus touchant que de voir ces douces femmes empressées autour de notre ami, l’écoutant, le craignant, renonçant avec peine à leurs modestes cantiques romanesques accompagnés par le souffle court de leur petit orgue, mais fières d’être instruites et gourmandées par un monsieur des villes, et se résignant à entonner cette musique unie, qui privait leur cœur innocent de sa secrète sensualité. La plus vieille de ces femmes était si transparente que je ne puis la comparer qu’aux pétales macérés