Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

immense fuite de la vie, arrêtée et fixée dans le moment de son sublime départ ! « Nul n’a un plus grand amour, dit l’Écriture, que de donner sa vie pour son ami. » Ici l’on aimait et l’on mourait. Cet attrait palpitant de l’adolescence pour la douleur — sommet où le plaisir a son achèvement et se fait porter par l’indicible ivresse au-dessus du trépas, — qui plus que moi l’aura jamais connu ? — Donc, petite fille, pendant le service divin, je regardais longuement, à travers les fusées de fleurs bleues, les statues de sainte Odette et de sainte Claire ; je me tourmentais du désir de savoir laquelle de ces deux saintes en leur sombre peinture marron, le pur visage rose levé vers la nef, le cœur visible et transverbéré, laquelle des deux était la première, la plus estimée, la plus méritante, la plus aimée de Dieu. Je voulais le savoir pour plaindre l’autre, pour compatir à l’infortune de son rôle secondaire, pour la dédommager, par ma tendresse et ma confiance, de cette situation diminuée, que je jugeais, dans ma fierté, difficilement acceptable. Un oratoire était consacré à saint François de Sales, mais cette statue-là était d’un paisible aspect ; l’archevêque de Genève ne me plaisait pas ; son visage à barbe carrée, son regard d’un bleu sec, son surplis de broderie, — tel enfin que le représentait l’imagier, ne retenait pas mon cœur ; cette fois-ci, le peintre nous séparait.

À la fin de la messe, au moment où, peut-être, ma turbulence contenue d’enfant eût pu commencer à se lasser du divin climat de l’église, éclatait le chant charmant et psalmodié des religieuses agenouillées dans un banc à nos côtés, auquel répondaient, de derrière un noir grillage lustré qui faisait le fond de la chapelle, les religieuses invisibles, vierges cloitrées que nul ne peut approcher, et dont le mélodieux murmure m’emplissait d’une surprise, d’une lueur, d’une révélation sacrées.

Ils ne connaîtront point cet émoi, ceux qui, sollicités comme je l’étais par les phares aux mille feux de la vie avenante, n’entendront pas soudain, pendant quelques instants, le souffle mystérieux des recluses : remous de voix enfermées, flots retirés de l’Océan et de tous les rivages, et qui consentaient à rester arrêtés dans l’extase, au fond de la vasque perdue qu’est un petit cloître de province, pour refléter uniquement le ciel ! — Chères voix sans orgueil, sans volonté, sans projets, symbole